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Langues sèches

Adrien Menu

du 6 mai au 1er juillet 2023
Vernissage le vendredi 5 mai de 17h à 20h30
Dans le cadre du 15ème Printemps de l'Art Contemporain

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Installation et vernissage

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Vues de l'exposition

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Actions de médiation

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Revue de presse

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Service civique, médiation, accueil

Note 1 - Languesseches

LANGUES SÈCHES

Adrien Menu

Xérostomie. C’est ainsi qu’on nomme, en médecine, cette désagréable impression de sécheresse affectant la bouche, et plus singulièrement la langue, parfois accompagnée de sensations de brûlures ou de picotements. Ce phénomène est occasionné par une défaillance des glandes salivaires, appelée hyposialie, elle-même causée par des affections d’origine et de gravité diverses. Elles peuvent ainsi être temporaires et relativement bénignes (épisode de déshydratation par exemple) ou beaucoup plus sévères (dans le cas du diabète, du VIH, du syndrome de Gougerot-Sjögren, etc.). Outre les symptômes déjà évoqués, on nous parle encore à cet égard d’une soif inhabituelle et d’une difficulté à s’exprimer.

Vraisemblablement, le titre retenu par Adrien Menu pour nommer son exposition n’a aucun rapport avec ces précisions préalables, à l’exception des dernières peut-être, si l’on veut bien en considérer le caractère métaphorique. Le mérite du syntagme retenu est d’abord de rappeler des expressions consignées relevant de deux répertoires distincts, pourtant conjointement mobilisés par l’artiste : l’un ressort de l’organique (“gorge sèche”), l’autre du langage, ou plus exactement de la communication (“langue morte”, “langue étrangère”, “langue maternelle”, etc.)

En réalité, le recours à cette expression lui provient plus précisément d’une lecture, celle d’une nouvelle signée de l’écrivain suédois Stig Dagerman, intitulée “Le chien et le destin” :

 

Si on était un chien, on aboierait.
Mais lui n’aboie pas. Se conforme à la bonne règle. Ferme sa gueule. S’accroupit dans le sable et fait ce que tout le monde est obligé de faire. Mais il n’a pas honte. La honte, c’est pour les hommes. Seuls les hommes éprouvent de la honte. Au mauvais moment, malheureusement.
Il reste assis. Nuages de silence au-dessus de lui. Les tentes dorment. Le vent lèche, la langue sèche.
(1)


De prime abord, cette ressource pourrait ne constituer qu’une énigmatique source d’inspiration susceptible, en l’état, de donner libre cours aux interprétations les plus diverses, aussi sérieuses que fantaisistes. Mais il en va tout autrement. À plus d’un titre en effet, elle nous informe significativement des motifs et de la démarche de l’artiste, ainsi que de l’arrière-plan culturel, social et psychologique qui les fondent. Pourvu qu’on s’y attarde.

En soi, déjà, la convocation de cet écrivain ne semble rien devoir au hasard, à en juger par sa biographie et ce qu’il en ressort d’une sensibilité indifféremment pétrie de tourments et d’espoirs, collectifs ou intimes, politiques ou métaphysiques. Sa familiarité du prolétariat, son adhésion précoce à la cause syndicale et à l’idéologie libertaire en précisent la face la plus enthousiaste, quoique fondée sur la destruction, l’oppression, la misère ou la peur qui conditionnent ce type de conscience. Le désespoir amoureux, le sentiment de culpabilité et de désœuvrement en constitue des traits beaucoup plus sombres : ils conduisirent d’ailleurs l’auteur à prendre une autre forme de responsabilité, définitive cette fois. Quoiqu’il en soit cependant, c’est bien de ce double parcours que découlent les thèmes bondant les écrits de Dagerman.

En l’occurrence, il se trouve qu’ils résonnent avec ceux que mobilisent Adrien Menu dans l’œuvre, également autobiographique, qu’il déploie. Les évocations du foyer y croisent ou y côtoient ainsi celles du labeur, au sens ouvrier du terme. Tandis qu’il y est fait allusion à l’univers familial ou familier par les références à la maison d’enfance et à quelques intimes, l’évocation du magasin d’usine et de l’atelier prend la forme de plans de travail, d’étagères, d’ouvertures destinées au dégagement des marchandises, etc. La combinaison de ces deux registres pourrait paraitre improbable, si ce n’est qu’ils constituent visiblement des valeurs pour l’artiste, manifestement puissantes et profondément indissociables. Mais des valeurs d’un autre temps, si lointaines et si proches.

Adrien Menu en souligne justement l’obsolescence ou la disparition par ses traitements, ses options plastiques, ses méthodes et ses choix techniques qui tous concourent à la fabrique de leur souvenir et de leur regret, teintant au passage l’œuvre d’une dimension mélancolique, voire nostalgique. S’il recoure à la photographie pour initier certaines de ses peintures et sculptures, manière relativement récente de conjuguer le présent au passé, il fait plus volontiers encore usage de l’empreinte – partielle ou complète – au plan sculptural. Les vertus de l’empreinte sont comparables à celles de la photographie, à ceci près qu’elle comporte trois dimensions, recouvre un sens figuré profondément significatif en la circonstance, de même qu’elle renvoie à d’autres temps et d’autres durées d’expositions. Les géologues, les paléontologues, et les archéologues s’en réjouissent. Il est quelque chose, d’ailleurs, qui relève de ces activités dans la pratique de l’artiste ou, toute proportion gardée, de leur évocation. Les figures de la fossilisation, de la fouille, de la ruine ou du vestige y abondent, bien qu’assignées à un passé proche. Elles s’agrègent alors à celles – moins reluisantes quoique toujours abordées avec tendresse – du rebus, du déchet ou de la déchéance, de l’inutile, de l’usure, de la négligence, du vieillissement et de l’oubli. Celles-ci complètent d’ailleurs occasionnellement des processus entropiques orchestrés avec soin : il en va ainsi de ce vêtement et de ce récipient délaissés, semblant étrangement contaminés par l’oxydation du support métallique sur lequel ils sont posés (Terrier, 2023).

La plupart du temps toutefois, les gestes accomplis par Adrien Menu consistent plutôt à ralentir – voire à suspendre – l’action et les effets du temps, en le figeant parfois littéralement, mettant ainsi en lumière une forme de désœuvrement et d’inactivité. Les expressions de la lenteur, de l’inaction, de l’attente, du silence et du sommeil viennent alors opportunément s’adjoindre aux figures précédemment mentionnées. Elles semblent toutes témoigner de l’aversion que parait éprouver l’artiste à l’égard d’une certaine forme de vitesse, extatique, qui suscite l’irresponsabilité et l’inconscience par l’absence à son propre corps et l’arrachement au temps :

 

La vitesse est une forme d’extase dont la révolution technique a fait cadeau à l’homme. Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement ; quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Tout change quand l’homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve hors du jeu et il s’adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase.(2)


Cette citation de Kundera en appelle une autre, formulée dans un registre voisin par Walter Benjamin. Elle fait cette fois état du recours au passé immédiat, que la société de consommation voue à l’amnésie, mais qu’Adrien Menu ne cesse de convoquer à dessein, comme de “l’anti-aphrodisiaque le plus radical qui se puisse imaginer(3). C’est donc à cet endroit, pour partie au moins, que se situent la tâche et le chantier de l’artiste, aussi amères qu’en soient les fruits.

Il est encore d’autres attributs qui hantent le projet bâti par l’artiste. Ils ont les traits d’animaux dont chacun sert une métaphore spécifique. Celle des lucioles, reprise de Pasolini(4), prend ici l’apparence ambivalente de diodes électroluminescentes (Grandfather portrait, 2023) rejouées ailleurs par des interrupteurs à voyant lumineux. (Heures creuses, 2023) Rien de surprenant d’ailleurs à cet hommage, puisque le coléoptère, outre son intérêt avéré en tant que bio-indicateur, symbolisait déjà, pour l’auteur et cinéaste, la mémoire d’un passé révolu, ravagé par le capitalisme sauvage et le pouvoir de la consommation. Les lucioles, du reste, ne sont pas les seuls insectes qui peuplent l’entomofaune promue par Adrien Menu : les mouches y occupent également une place de choix. Elles sont ainsi présentées sous la forme de tirages en laiton (Stuck pixel, 2021- ) qui confèrent bizarrement à cette bestiole si méprisée la préciosité et le raffinement d’un bijou, et qui l’immortalise. Mais la vertu de ce renversement est qu’il souligne justement ce dégoût, fondé paradoxalement sur les qualités de l’insecte. Amateur des protéines indispensables à la fabrication de ses œufs et à l’alimentation de ses larves, joliment nommés asticots, qu’il trouve dans les matières organiques en décomposition (végétaux et cadavres, substances fécales, etc.), il est un éboueur, un nettoyeur et un fossoyeur sans égal à l’échelle de l’écosystème. Pas plus respecté par l’homme que ne le sont ses contemporains qui consacrent leur temps à cette peine, la mouche est à ce point détestable qu’elle constitue le comble de la solitude, en ce qu’elle est le seul être vivant avec l’araignée, comme Georges Bataille(5) le dirait, dont on ne regrette pas la mort, ainsi que Marguerite Duras l’exprime :

 

La mort d’une mouche, c’est la mort. C’est la mort en marche vers une certaine fin du monde, qui étend le champ de son sommeil dernier. On voit mourir un chien, on voit mourir un cheval, et on dit quelque chose, par exemple, pauvre bête... Mais qu’une mouche meure, on ne dit rien, on ne consigne pas, rien [...] Ce n’est pas grave mais c’est un événement à lui seul, total, d’un sens énorme : d’un sens inaccessible et d’une étendue sans limites.(6)


Si l’araignée figure, d’après Bataille, notre incompréhension de l’informité et du chaos premiers, de fait inimaginables pour nos esprits scrupuleusement formés, le sort réservé à la mouche représente, chez Duras, la manifestation d’une sorte d’inhumanité qui nous conduit aux traitements les plus indignes à l’égard de nos congénères. D’une inanimalité par conséquent, dont les animaux non humains semblent bien incapables.

Quoique l’autrice considère différemment l’attention que l’on porte au chien, ou au cheval, on peut parfois douter de la sincérité de l’empathie qu’on accorde à leur sort, même vivants. Au demeurant, le chien est l’autre caractère animal auquel Adrien Menu prête sérieusement attention, ainsi que le faisait Dagerman dans la nouvelle dont il fut fait mention plus tôt. Il y satisfaisait ses besoins vitaux et tirait la langue au vent, ainsi que le font tous les canidés, pour réguler la température de son corps. C’est expressément ce style de chien qui intéresse l’artiste, pas un toutou choyé, plutôt ce genre de bête qu’on attache, qu’on enferme, qu’on abandonne ou qui erre, dont le destin pénible est relayé par des expressions explicitement négatives, qu’elles touchent au temps, à l’existence ou à la douleur. C’est encore précisément ce type de comportements, impérieusement guidés par l’instinct, qui l’attire. Ils prennent, chez lui, les traits d’un trou creusé pour servir de terrier ou de garde-manger, ou bien encore de griffures dont un panneau de porte conserve les stigmates (Sans titre (empreinte), 2023). Ces rayures ou ratures, d’ailleurs plus largement parties prenantes du lexique plastique dont Adrien Menu fait usage (Espace raturé, 2023), se présentent comme une écriture illisible, porteuse d’un message indéchiffrable, et en ce sens analogue à celui que nous délivre les déplacements de la mouche dépeints par Duras.

Au-delà de ce seul bestiaire, l’ensemble des éléments convoqués par l’artiste servent manifestement l’élaboration d’une fable, dont les ressorts demeurent pour le moins
complexes. Le secours de Günther Anders peut, à ce stade, s’avérer utile pour en envisager une lecture. Dans “Être sans temps”, il proposa une interprétation singulièrement féconde d’En attendant Godot, de Samuel Beckett. C’est ainsi que la figure du désœuvrement y constitue, selon lui, la métaphore d’un temps caractérisé par la privation de l’activité. Il n’entend pas, de la sorte, que les hommes sont privés d’emplois, bien au contraire, mais qu’ils “sont agis” au lieu d’agir :


Ils sont actifs, mais sans fixer eux-mêmes l’objectif de leur travail, voire sans même pouvoir le comprendre ; ou bien ils sont actifs tout en accomplissant un travail suicidaire. Bref, la dépendance est si totale que l’activité est devenue une variante de la passivité et que, même là où l’on se fatigue à mort, quand on ne se tue pas tout simplement à la tâche, elle a pris la forme d’une activité pour rien, voire d’une inactivité.(7)
 

On ne peut nier, ajoute le philosophe, que les héros de la pièce, “qui ne font absolument rien, sont représentatifs de millions d’hommes actifs(8)”. Outre l’austérité et la dimension critique qui caractérisent conjointement les travaux de Samuel Beckett et d’Adrien Menu, c’est précisément à ce type de renversements, s’opérant ici au propre comme au figuré, que semble également s’employer l’artiste dont l’œuvre pourrait finalement constituer ce qu’Anders nomme “une parabole négative”.



Édouard Monnet
mai 2024

 

(1) Stig Dagerman, “Le chien et le destin”, dans Notre plage nocturne, trad. Carl Gustav Bjurström et Lucie Albertini, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 8

(2) Milan Kundera, La lenteur, Paris, Gallimard, 1995, p. 10

(3) Walter Benjamin, Baudelaire, trad. Patrick Charbonneau, Paris, La Fabrique, 2013, p. 427

(4) Voir : Pier Paolo Pasolini, “L’article des lucioles (1975)”, dans Écrits corsaires, trad. Philippe Guilhon, Paris, Flammarion, coll. “Champs arts”, 2018, p. 196-205

(5) Voir : Georges Bataille, “L’informe (1929)”, dans Courts écrits sur l’art, Fécamp, Lignes, 2017, p. 93

(6) Marguerite Duras, “Écrire”, dans Écrire, Paris, Gallimard, coll. “Folio”, 1993, p. 40

(7) Günther Anders, “Être sans temps. À propos de la pièce de Beckett En attendant Godot (1954)”, dans L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2001, p. 247. L'auteur souligne.

(8) ibid.





 

Notes Langues seches
Note 2-3 - Languesseches
Note 4 - Languesseches
Note 5-6 - Languesseches
Note 7-8 - Languesseches

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