Homo Faber
Samuel Rousseau
Exposition du 30 août au 10 octobre 2020
Vernissage le samedi 29 août de 17h à 20h30
Dans le cadre du Printemps de l'art contemporain
HOMO FABER
La formule employée ici en tant qu’intitulé d’exposition est un emprunt explicite au concept forgé en 1907 par Henri Bergson dans L’évolution créatrice. Pour le dire assez grossièrement, le philosophe nous y propose une explication de l’évolution inédite, non plus basée sur des rapports de causalité qui, parce que fondés sur des desseins(1) ou des mécanismes à l’œuvre(2), permettraient une prévisibilité, une déduction a priori d’une part, relèveraient d’une planification de l’autre, excluant dès lors et systématiquement le rôle du temps. Au contraire, lui l’aborde par le prisme de l’intuition, celui d’un « élan vital », supposant ainsi une évolution ni programmée ni présumable, absolument aventureuse, s’inventant constamment, dessinant sa route à mesure de son parcours sans qu’il ne soit jamais déterminé par elle à l’avance.
Revenons maintenant plus en détail sur cet homo faber que nous convoquons, par quelques questions préalables destinées à son auteur : Quelles seraient donc les caractéristiques ou singularités de ce primate-là ? Et pourquoi recourir à une telle notion quand d’autres semblaient déjà pertinentes pour le désigner ou le distinguer ? La réponse qu’il nous adresse, en retour, est aussi laconique que fertile :
Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication.(3)
Quoique les deux formules semblent bien se superposer, la définition paléontologique apparaît manifestement insuffisante pour un épistémologue comme Bergson. La sienne a ceci de féconde qu’elle se propose non plus seulement de qualifier l’hominidé en question par son intelligence mais bien plutôt de caractériser cette intelligence. Très au-delà de la question factuelle des outils (ou plus subtilement « des outils destinés à faire des outils »), qui constitue pourtant la manifestation tangible de cette humanité, c’est sans doute plus largement sur sa capacité à l’abstraction (sa faculté imageante), par la fabrication, l’invention ou la création qu’il se penche. C’est ce qu’à long terme, selon lui, l’histoire retiendra finalement d’événements plus récents tandis qu’elle se détournera de ceux qui ne relèvent pas de ces dispositions :
Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté (…). Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de choses, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge.(4)
Dans un autre registre philosophique, le concept d’homo faber et le constat de ses dispositions singulières seront repris un demi-siècle plus tard par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne. Outre les outils créés de ses mains, elle ajoute à la liste de ses aptitudes la création d’oeuvres (« surtout, mais non exclusivement, des objets d’usage »(5)) et l’oppose à « l’animal laborans qui peine et “assimile” »(6) avec son corps. Partant de cette assertion, deux remarques me semblent s’imposer : la première est une manière d’insister sur la destination non exclusive des œuvres, éventuellement sans utilité donc, si l’on devait vainement éluder l’utilité symbolique ; la seconde concerne la convergence, au plan anthropologique au moins et bien qu’ils ne nous parlent pas du tout du même « homme moderne », des pensées verbalisées par Bergson et Arendt. Elles concourent en tous les cas à cette idée, au mieux, d’un homo faber distingué par l’invention et la création, prédisposé à l’invention et la création.
Au pire et malgré ses défauts, l’homo demens décrit par Edgar Morin dans la continuité des thèses de Castoriadis dispose, lui aussi, de caractéristiques qui éclairent de façon complémentaire cette propension à l’invention. Sans nous étendre trop longuement sur ce sujet, Morin insiste sur une humanité dont l’émergence doit à la complexification de l’appareil psychique, non plus simplement bâti de raison et de sagesse mais aussi de dérèglement, de désordre et de démesure, qui contribuent de concert au progrès de l’intelligence et de l’invention :
On ne peut plus opposer substantiellement, abstraitement, raison et folie. Il nous faut au contraire, surimposer au visage sérieux, travailleur, appliqué d’homo sapiens le visage à la fois autre et identique d’homo demens.(7)
Cette longue introduction, digressive à première vue, aura peut-être laissé le lecteur dubitatif. Pourquoi en effet un tel titre et le recours à de telles notions qui nous renvoient à une période fort lointaine de notre histoire, à la préhistoire même, alors que ce texte est censé commenter une exposition d’art contemporain, plus précisément le travail d’un artiste dont le médium de prédilection, connotant notoirement le progrès, fut introduit à une date relativement récente dans le domaine de l’art ? Si toutefois il était nécessaire de la justifier, deux motifs au moins me paraissent recevables.
Il m’est d’abord apparu préférable, intuitivement, de proposer une appréhension de l’œuvre par le truchement de quelques indices notionnels permettant de la traverser plutôt qu’une analyse détaillée de pièces dont le feuilletage des niveaux de lecture ne présente pas une complexité telle qu’il supposerait un armement de décodage spécifique. Il s’agissait par là de dessiner d’abord la possibilité d’un déplacement métaphorique dans le champ de l’art de la vision bergsonienne du monde (l’« élan vital », l’aventure, le voyage sans routage) et de la notion d’homo faber qu’elle initie. Tandis que la première est à même de qualifier, selon toute vraisemblance, les manières d’être et de faire d’une certaine catégorie d’artistes, la seconde révèle un homme générique dont les qualités, leviers cruciaux de l’art par ailleurs, s’expriment à degré paroxystique au sein de cette famille-là. Samuel Rousseau me semble en être un spécimen précisément représentatif. Il n’y a qu’à constater, pour s’en convaincre, l’ingéniosité déployée à l’instauration d’une relation intime entre ces images et leurs inhabituels supports de projection. Amorcée avec P’tit bonhomme et la marche qui lui sert d’écran, dont le pan vertical se transforme en mur par le jeu figuré d’un changement d’échelle, cette approche s’est ensuite considérablement précisée dès le début des années 2000 jusqu’à la mise en place, plus récemment, de dispositifs quasi autonomes hormis leur alimentation électrique. C’est d’ailleurs bien à un inventeur d’images qu’on a à faire, un « fabricateur » dirait Bergson, depuis le stade de leur animation jusqu’à celui de leur monstration, qui suppose à chaque fois leur ajustement, leur découpe ou leur modelage.
Il s’agissait ensuite de convoquer un récit – parmi les plus ambitieux qui soit puisqu’il est celui de nos origines – que reflète à l’évidence deux de ses œuvres, et qui résonne avec « la question du récit » travaillant plus globalement son œuvre. Citons, pour circonstancier le premier niveau de cet écho, les installations Paysage rupestre et Vénus, toutes deux réalisées en 2020, qui furent parmi les motivations initiales de cette exposition. La première consiste en la projection sur un morceau de lauze d’une sélection d’animaux prélevés des figures peintes dans les grottes de Lascaux et du Pont d’Arc, ici mises en mouvement artificiellement ; la seconde reproduit une Vénus (celle de Willendorf en l’occurrence) constituée de résine transparente incrustée dans une feuille de pierre, au dos de laquelle est rétroprojetée l’animation d’une ellipse d’ADN ondoyant du pubis à la tête du personnage. Et si celle-là nous renvoie bien à la même fable, elle se présente non plus sous le seul angle de l’histoire et de l’archéologie mais aussi sous celui de la génétique, mâtinée d’ésotérisme qui plus est.
L’ancrage des œuvres dans cette question du récit, en général, tient sans doute à la vertu du médium privilégié par Samuel Rousseau. La vidéo en a sans nul doute effectivement permis la réintroduction dans le domaine des arts plastiques, tandis que les injonctions avant-gardiste et modernistes en avaient temporairement privé ce champ de pratique, faute de correspondre à leurs exigences réflexives. Il se signale dans l’exposition à travers l’évocation de manifestations qui coïncident rarement ou non explicitement avec une actualité des plus ostensibles, qu’elles se réfèrent à une durée qui nous déborde, ou pire, nous surpasse démesurément (naturelle dans Onde de vie, astronomique dans Soupe cosmique), qu’elles en appellent à une période désormais à distance suffisante pour qu’une histoire opère (L’effroyable légèreté, Autodafé et Soleil noir en première ligne) ou qu’elles se bâtissent sur un improbable hiatus des temporalités et des champs conjointement assignés (comme c’est le cas pour Maternaprima et L’enfer).
Exception faite de ses œuvres « de jeunesse » – puisque qu’on peut maintenant les qualifier ainsi – dont un seul exemple figure dans cette exposition (P’tit bonhomme pourrait éventuellement faire ainsi écho aux premières œuvres de Pierrick Sorin), le recours presque négligeable à l’histoire de l’art récent a pour effet de singulariser le travail de Samuel Rousseau, pendant que ses semblables s’en imprègnent allègrement en multipliant les effets de citation, pour le meilleur ou pour le pire, quelquefois même sans en avoir pleinement conscience. Sa seule incursion dans l’histoire de l’art, outre le précédent d’un art pariétal agrégé à sa dimension socio-anthropologique, nous renvoie ici au récit plus ancien d’un art éventuellement hérité de Georges de La Tour ; à ceci près que la lumière émise par la bougie d’Un peu d’éternité est suppléée par celle du vidéoprojecteur.
Outre l’emploi d’un outillage innovant ne permettant pourtant pas de la résoudre, les motifs qui viennent d’être exposés nous posent dès lors la question de la contemporanéité d’un travail dont l’articulation à l’actualité de l’art et du monde n’est pas si flagrante. Il me paraît approprié, pour amorcer une piste de réponse, de nous appuyer sur les propos d’un Giorgio Agamben citant une note aux cours de Roland Barthes au Collège de France : « Le contemporain est l’inactuel. »(8) L’affirmation de ce dernier reposait en fait sur la lecture d’une série d’ouvrages philosophiques et polémiques publiés par Friedrich Nietzsche entre 1873 et 1876. Alors que leur titre générique en allemand signifierait littéralement « Considérations à contretemps », cet ensemble est dénommé Considérations inactuelles (parfois Considérations intempestives) sous l’effet de la traduction française. L’auteur y abordait donc, avec un sens aigu de la contradiction et de l’ironie, des sujets précisément « actuels », qu’il s’efforçait cependant de traiter à contre-courant. Reprenant et développant la tentative d’interprétation du contemporain commise par Barthes, Agamben en propose, à propos de Nietzsche, une version augmentée reposant sur l’opposition des notions d’actualité et de contemporanéité :
La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle.(9)
Édouard Monnet, août 2020
(1) Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF, Paris, 2019, p. 39 : « La doctrine de la finalité, sous sa forme extrême, telle que nous la trouvons chez Leibniz par exemple, implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé. Mais il n’y a rien d’imprévu, point d’invention ni de création dans l’univers (…) ».
(2) Ibid., p. 38 : « L’essence des explications mécaniques est en effet de considérer l’avenir et le passé comme calculables en fonction du présent, et de prétendre ainsi que tout est donné ».
(3) Ibid., p. 140.
(4) Ibid., pp. 139-140.
(5) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983, p. 187.
(6) Ibid.
(7) Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, Paris, 1973, pp. 125-126
(8) Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que le contemporain ? », Nudités, Payot & Rivages, Paris, 2019, p. 20.
(9) Ibid., p. 21.
RESSOURCES
REMERCIEMENTS
La Fondation pour l’art contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon
La Galerie Claire Gastaud
FRÆME
L'Académie des Beaux-Arts, Institut de France
ÉQUIPE
Édouard Monnet
Commissariat
Thibaut Aymonin
Communication, médiation, administration
Marie Dechavanne
Régie, logistique, administration
Clément Veiluva
Stagiaire, régie
ARTISTE