Créoles alliées
Jean-Adrien Arzilier
Exposition du 29 octobre au 21 décembre 2019
Vernissage le mardi 29 octobre de 17h à 20h30
Nul doute que « créoles alliées », formule retenue pour intituler l’exposition de Jean-Adrien Arzilier, laissera le visiteur perplexe, si ce n’est démuni. Car, bien que la structure de ce syntagme soit parfaitement correcte au plan syntaxique, son interprétation sémantique demeure hasardeuse… au point de nous questionner sur la compétence de son locuteur, pour reprendre les termes employés par Noam Chomsky au sujet de la grammaire générative. Cet embarras vient du fait que la méthode employée pour concevoir cet intitulé n’a jamais eu vocation à produire du sens. Il s’agit en effet d’une anagramme, dans le cas présent dérivée du nom donné au cinquième album de la série des Tintin, L'oreille cassée(1), dont l’artiste garde un souvenir attendri, en forme d’éveil au voyage, à l’intrigue exotique (pour la première fois non résolue en l’occurrence), au récit d’aventure et – fusse par sa vulgarisation – à l’ethnographie, vestige autrement perpétué dans l’exposition par l’assemblage des versions française et arabe de ladite bande dessinée, réunies sous le titre Boustrophédon. Il l’est encore avec L’ondoyant, quasi-authentique pirogue monoxyle évoquant l’iconographie amérindienne.
Commencée laborieusement, à la main ou plutôt de tête, puis prolongée à l’aide d’un anagrammeur logiciel, l’opération a d’ailleurs fourni d’autres propositions, au moins aussi douteuses. Mais tandis que « ce sol réel asile », « le socle réalisé », « sarcelle isolée », « l’Asie se recolle » ou « locales reliées », pour ne mentionner que quelques éventualités, ne nous donnaient strictement aucune prise sur le travail de Jean-Adrien Arzilier, le renvoi à la créolité ouvrait d’autres perspectives, à tout bien y réfléchir. Édouard Glissant, dont l’autorité en la matière est largement admise, donne la définition suivante du processus qui la génère :
La créolisation est la mise en contact de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments.(2)
Autrement dit, la créolisation c’est le métissage avec une valeur ajoutée – disons une valeur tierce – qui est l’imprévisibilité. Ou encore : on peut prévoir ce que donnera un métissage, mais pas une créolisation. Entendue au-delà des contextes spécifiques (historique, identitaire, géographique) qui ont provoqué l’émergence de ce concept et auxquels il est inévitablement associé, le monde lui-même se créolise, selon Glissant toujours :
C'est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd'hui les unes avec les autres se changent en s'échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d'espoir […].(3)
Le fait est que personne n’en sort indemne, ni vous, ni moi, ni l’artiste. À son échelle en effet, la pratique de Jean-Adrien Arzilier m’apparait se rapporter à cette idée, considérant précisément les caractéristiques analogues qui permettent la qualification de l’une (cette pratique) ou l’autre (cette idée). Primo, si sa démarche procède bien par associations (qu’elles se manifestent sous l’aspect d’assemblages, de combinaisons, de collages, de montages, et quels que soient les degrés de porosité et de perméabilité des éléments réunis), celles-ci induisent des effets sémantiques a posteriori qui débordent amplement les intuitions préalables de l’auteur, des bénéfices inattendus a priori, des dommages collatéraux non prémédités voire présumables en première intention. Secundo et par voie de conséquence, sa démarche témoigne ostensiblement d’une approche holistique – celle-là même qui semble commander Glissant – qui, selon l’inventeur sud-africain du néologisme(4), tend à considérer un phénomène comme étant une totalité indivisible, que la somme des parties ne suffit pas à définir. Ça voudrait dire ici que le sens des œuvres commises par l’artiste n’est réductible ni aux éléments qui les constituent, ni à leur mélange ou leur hybridation. Il est probable que cette approche nous éclaire alors sur la dimension hétéronome(5) du travail, pour reprendre le terme employé par Vincent Pécoil à propos du changement de direction adopté par Dan Graham au début des années 1980, à l’opposé des pures préconisations greenbergienne ou adornienne en faveur d’un art autonome et réflexif, préservé des pollutions. Art, histoire, anthropologie, cinéma, littérature, sciences, techniques, culture populaire et cultures non occidentales constituent en effet dans l’œuvre de notre artiste un faisceau de discours hétéronomes qui manifestent un ancrage dans le réel et la diversité de ses représentations.
D’ailleurs, la fréquence de son recours à des ressources allogènes (convoquées à des niveaux d’information divers, du plus précis au plus fantaisiste), l’enchevêtrement des régimes à l’œuvre (plastique, visuel, métaphorique, narratif, etc.), l’hétérogénéité des matériaux, des supports et des médiums employés, comme son inclination à la citation (sans parler de la nature même de ces citations) ne sont pas sans rappeler le canadien Rodney Graham plutôt que son homonyme américain. Il faut bien dire, sur ce point, que la stratégie d’annexion pratiquée par son prédécesseur de Vancouver lui va comme un gant. Jean-Adrien l’a fait sienne, peut-être sans le savoir, en ce qu’il conjugue ses propres recherches à celles d’autres auteurs, en ce qu’il les prolonge d’une certaine manière, y adjoignant ses propres idées. En outre, il partage avec lui un penchant avéré pour l’humour et l’ironie, un goût du paradoxe, des formes absurdes et des jeux de langages, dont l’anagramme constituait le premier indice, tandis que les intitulés des pièces en fournissent un deuxième.
Prenons par exemple les cas de Donghaï, Hangzhou, Chesapeake Bay et Lake Pontchartrain. Il s’agit là d’une série de cartes au 1 : 25 000 (soit 1 cm pour 250 m) réalisées entre 2005 et 2013 sur le modèle des cartes routières. Si toutes comportent bien un tracé, qui figure une partie de pont (l’un des plus grands du monde à chaque fois), le cadre et l’échelle en excluent la contextualisation puisque les côtes, notamment, sont absentes de la représentation. Dépourvues de leur fonction, elles ne sont plus que des images absolument abstraites évoquant une esthétique minimaliste, bref, des traits rouges sur fond bleu. Alors qu’à leur sujet l’artiste fait allusion à la carte éditée en 1969 par l’IGN (centrée sur une partie désertique de la Mauritanie, donc dénuée du moindre signe), la décrivant à la fois comme « la plus absurde et, conceptuellement parlant, la plus exacte »(6), il questionne du même coup les défaillances de nos systèmes de représentation et nos vaines velléités à figurer le monde de façon satisfaisante. Il nous renvoie par la même occasion à nos classiques, en la personne de Lewis Carroll (comme le fait Rodney Graham d’ailleurs) en première instance, maître du paradoxe et logicien hors pair. Cartographe à ses heures perdues, aussi. C’est, du reste, à la lisière de deux propositions topographiques de l’écrivain anglais qu’on peut situer plus précisément, me semble-t-il, ce projet de l’artiste. La première, qui aurait dû permettre à Carroll d’accéder au panthéon des cartographes tant elle est parfaite et inexploitable (au point d’être reprise tour à tour par des experts tels que Jorge Luis Borges et Umberto Eco), nous provient de Sylvie and Bruno concluded, paru en 1893 :
— Voilà une chose que nous avons apprise de votre pays, dit Mein Herr, faire des cartes. Mais nous l’avons poussé beaucoup plus loin que vous. À votre avis, quelle serait la plus grande échelle de carte utile ?
— Je dirais au cent millième, un centimètre au kilomètre.
— Seulement un centimètre ! s’exclama Mein Herr. Nous avons atteint cela très vite. Puis nous avons tenté dix mètres au kilomètre. Puis vint l’idée grandiose ! Nous avons réellement fabriqué une carte du pays, à l’échelle d’un kilomètre au kilomètre.
— Vous en êtes-vous beaucoup servi ? demandai-je.
— Elle n’a jamais encore été déroulée, dit Mein Herr ; les fermiers ont fait des objections ; ils ont dit que ça couvrirait tout le pays et que ça cacherait le soleil ! Aussi nous utilisons le pays comme sa propre carte, et je vous assure que ça marche aussi bien.(7)
La deuxième, qui est en fait la première par ordre d’apparition, fut énoncée dans La Chasse au Snark (1876) quand, pour son expédition, l’Homme à la Cloche se procure une carte entièrement vierge qui suscite l’enthousiasme de l’équipage. Elle augure à sa façon les travaux de l’Institut, si ce n’est que le désert est là maritime :
Et les marins, ravis, trouvèrent que c’était une carte qu’enfin ils pouvaient tous comprendre.
— De ce vieux Mercator, à quoi bon Pôle Nord, Tropiques, Équateurs, Zones et Méridiens ? tonnait l’Homme à la Cloche ; et chacun de répondre :
— Ce sont des conventions qui ne riment à rien ! Quel rébus que ces cartes, avec tous ces caps et ces îles! Remercions le Capitaine de nous avoir, à nous, acheté la meilleure – qui est parfaitement et absolument vierge !(8)
RESSOURCES
REMERCIEMENTS
Hubert Duprat
Marine Lang
Jean-Marie Lorinquer
Guillaume Molina
Denis Ruff
Quentin Vintousky
La Chartreuse Villeneuve-lez-Avignon
Frac Occitanie Montpellier
Lycée Joliot Cury, Sète
ÉQUIPE
Édouard Monnet
Commissariat
Lucie Tournayre
Communication, médiation, administration
Virginie Hervieu-Monnet
Régie, logistique, administration
Cloé Sauvage
Volontaire en service civique, médiation
Surya Michel
Stagiaire, médiation, communication
Roadmaps, Chesapeake Bay, 2013
Carte routière 1:25000 de la baie de Chesapeake, 88 x 125 cm, éditée par Unun à 5 exemplaires
Tandis que le ressort paradoxal truffe le travail de Jean-Adrien à des degrés de complexité divers (il se manifeste plus immédiatement dans Diligence par exemple, qui mêle la figure archaïque de la roue d’un chariot du Far-West passée à la moulinette western à celle d’un bolide dont l’aérodynamisme serait le fruit d’essais en soufflerie, qui associe à l’idée de vitesse son impossibilité et qui renvoie une fois de plus au professeur Dodgson(9)), la question topographique n’est par ailleurs abordée que dans La Boucle de Molly-Aïda, malgré le solide intérêt qu’il porte à ce mode de représentation. Cette Boucle, en forme d’installation constituée d’un tuyau d’arrosage disposé sur des tréteaux métalliques, se propose de matérialiser l’improbable parcours du héro d’un film de Werner Herzog, seulement rendu possible par le truchement de la narration cinématographique. L’artiste lui a d’ailleurs agrégé tout récemment une aquarelle à l’intitulé éponyme (dont la réalisation a été déléguée à une entreprise chinoise spécialisée) qui se donne pour objet la reconstitution, dans son entièreté, de la carte correspondant à ce fameux parcours tandis qu’elle n’apparaît chaque fois que partiellement dans le film. Ajoutons que ce mouvement de reprise et d’augmentation, ni vraiment même, ni complètement autre, ou à la fois même et autre, ne s’exerce pas systématiquement par l’annexion d’un matériel étranger au travail mais également parce qu’il puise en lui-même (Bbbeeettttttyyy et les deux versions de Kya/Kaak/Ayk en sont un exemple évident).
Kya/Kaak/Ayk, 2012
Deux kayaks et résine assemblés en trois embarcations, 204 x 47 x 62 cm chacune
Pour avancer explicitement sur ce que, tout à l’heure, je promettais déjà implicitement par ce rapprochement avec Rodney Graham, j’en arrive à cette hypothèse que la pratique de Jean-Adrien s’inscrit manifestement dans une filiation conceptuelle. Mais pas n’importe laquelle. Elle est là bien éloignée de l’image d’Épinal, largement diffusé chez certains étudiants des Beaux-Arts comme dans le grand public, d’un art aux manifestations arides ou ennuyeuses, pour rester poli. Sol Lewitt, son illustre précurseur et initiateur réfute effectivement, dès le départ, la nécessité d’une « stimulation émotionnelle »(10) (emotional kick) dans « Paragraphs on Conceptual Art », mais il nous met en garde dans le même texte contre cette interprétation erronée : « There is no reason to suppose, however, that the conceptual artist is out to bore the viewer »(11). Pour rappel, l’équivocité de cette tendance est d’ailleurs plus troublante encore dans les statements qui composent, deux ans plus tard, les « Sentences on Conceptual Art », dont je livre à votre réflexion cette sélection :
1. Conceptual artists are mystics rather than rationalists. They lead to conclusions that logic cannot reach.
2. Rational judgements repeat rational judgements.
3. Irrational judgements lead to new experience.
5. Irrational thoughts should be followed absolutely and logically.
21. Perception of ideas leads to new ideas.
26. An artist may perceive the art of others better than his own.(12)
Si les trois dernières offrent un outil de plus pour appréhender le travail qui nous occupe ici, Lewitt, avec les premières, nous ouvre une brèche béante laissant entrevoir au moins l’éventualité d’un conceptualisme non orthodoxe. C’est ainsi que nous pourrions échafauder, par exemple, une lignée réunissant Jean-Adrien Arzilier (en dernier lieu), Rodney Graham et deux autres sources fondatrices ou voisines de la pratique de ce dernier, Bas Jan Ader et Marcel Broodthaers. Graham, Broodthaers et Ader sont d’ailleurs régulièrement mentionnés au sujet d’un courant singulier né de l’art conceptuel, et baptisé rétrospectivement Romantic Conceptualism par le critique d’art Jörg Heiser(13). Il sonne comme la promesse d’une conciliation entre rationalité et affectivité, préméditation et empirisme, autorisant la démonstration du lacunaire et du vulnérable dans le champ conceptuel, ou mieux, l’expression en son sein de l’emotional kick.
Edouard Monnet, octobre 2019
(1) Hergé, Les aventures de Tintin : L'oreille cassée, Casterman, Tournai, 1979 (première éd. couleur 1943).
(2) Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Gallimard, Paris, 1997, p.37.
(3) Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, Paris, 1996, p.15.
(4) Jan Christiaan Smuts, Holism and Evolution, Macmillan and Co., Londres, 1926.
(5) Vincent Pécoil, « Introduction », in Dan Graham, Rock/music. Textes, Les presses du réel, Dijon, 1999, p. 9.
(6) Jean-Adrien Arzilier, Portfolio, 2019, [non paginé].
(7) Lewis Carroll, Sylvie et Bruno suivi de Sylvie et Bruno. Suite et fin, Seuil, 1972, p. 333.
(8) Lewis Carroll, « La chasse au Snark », Tout Alice, Flammarion, Paris, 1979 p. 346.
(9) Lewis Carroll, Sylvie et Bruno, op. cit., p. 305 :
« Fameux ! dit le Comte qui avait écouté attentivement. Y a-t-il d'autres particularités dans vos voitures ?
— Parfois dans les roues, Monsieur. Pour votre santé, vous aller en mer : vous y êtes secoués, malaxés, parfois noyés. Nous nous faisons ça sur terre ; nous sommes secoués, mais jamais noyés ! Il n'y a pas d'eau !
— Comment sont donc les roues ?
— Elles sont ovales, Monsieur. Ainsi la voiture monte et descend.»
(10) Sol Lewitt, « Paragraphs on Conceptual Art », Artforum, vol.5, n° 10, été 1967, p. 80.
(11) Ibid.
(12) Sol Lewitt, « Sentences on Conceptual Art », in Alexander Alberro and Blake Stimson (éd.), Conceptual Art: a critical anthology, Massachussets Institute of technology, 1999, pp. 106-108 (première publication dans 0 to 9, janvier 1969).
(13) Jörg Heiser, « Emotional Rescue: Romantic Conceptualism », Frieze, n° 71, novembre-décembre 2002, pp. 70-75. Les termes « Romantic Conceptualism » ont également été utilisés par Heiser pour intituler une exposition itinérante (Kunsthalle, Nuremberg, Fondation BAWAG, Vienne, 2007) et un catalogue (Kerber Verlag, Berlin, 2007).
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