Jusqu'à épuisement
Jérémy Laffon
Exposition du 18 mai au 13 juillet 2012
Vernissage le jeudi 17 mai à partir de 15h
Dans le cadre du Printemps de l'Art Contemporain
Jusqu'à épuisement
"Jusqu’à épuisement", la formule résonne comme une promesse, un engagement solennel. Ou serait-ce un défi que l’artiste se lance à lui-même en nous prenant à témoin ? À moins encore qu’il ne s’agisse d’une consigne pratique, ou mieux, une hypothèse euristique qui nous livrerait la clé d’un processus d’investigation apparemment toujours en cours.
Si au sens strict le terme d’épuisement désigne une certaine manière d’agir consistant à vider quelque chose de son contenu ou de sa substance, il nous renvoie plus largement à l’idée d’explorer toutes les possibilités de ce qui s’offre à nous (de toute chose matérielle ou abstraite), d’exploiter l’intégralité de ses ressources, jusqu’au bout. Vient alors à l’esprit ce paradoxe : alors même qu’on évoque la consommation d’une chose jusqu’à sa disparition totale, on mesure l’immense quantité d’efforts, d’actions et de gestes qu’il peut être nécessaire d’accomplir pour parvenir à l’épuisement. Une œuvre de Jérémy Laffon donne de cette idée une représentation assez éloquente. Il s’agit d’une sculpture constituée d’une quantité innombrable de chewing-gum Hollywood qui, après avoir été soigneusement mâchés, ont été agglomérés jusqu’à former une boule volumineuse. L’œuvre porte clairement la trace du processus qui l’a fait naître, mais plus encore elle donne la mesure du temps et de l’énergie consacrés à produire la pièce - soit en l’occurrence à mâcher des chewing-gum – cristallisée en un corps solide d’un poids à peu près équivalent à celui de l’artiste. Amalgame entre le mouvement assidu et répétitif du mâchonnement et le geste inlassablement répété d’un travail laborieux, l’œuvre opère la fusion en une même image paradoxale de deux registres d’activité pour le moins antinomiques. Car si le mâchonnement peut effectivement être considéré comme une activité, c’est pour autant qu’il en constitue un cas extrême, une sorte de degré zéro, précisément dépourvu de tout ce à quoi on associe généralement une activité, supposée créative ou du moins un minimum productive, impliquant un certain degré d’intention et de volonté et répondant à quelque objectif ou projet. Mâcher du chewing-gum est une activité absolument improductive, mécanique au point de s’effectuer presque malgré nous et qui plus est inépuisable, à la fois sans fin et sans finalité. On peut voir dans cette œuvre comment la conjonction des contraires, principe opératoire récurrent dans l’art de Jérémy Laffon, concoure à l’émergence de questions aussi essentielles que celles qui touchent à la nature même de l’activité artistique, et partant à la définition de l’art, la vocation de l’artiste et au bout du compte le sens de tout cela. Il en va certes d’interrogations aussi nécessaires que peu susceptibles d’être rapidement épuisées par une réponse simple et sans équivoque. Et les œuvres de Jérémy Laffon semblent à cet égard moins propices à simplifier les problèmes qu’à les accroître de nouvelles hypothèses déroutantes, laissant le spectateur aux prises avec d’embarrassantes considérations cependant qu’une fois la machine amorcée, il ne reste plus à l’artiste qu’à poursuivre ses activités.
1 - Tactique du défi (et les prolongations)
On admettra volontiers qu’un artiste préoccupé à sa manière par le sens à donner à la notion d’activité en général, et à celle d’activité artistique en particulier, ne trouve meilleure manière, sinon de répondre, du moins de s’atteler à la question, qu’en commençant par s’y livrer. Et, pour qui souhaite tirer partie de l’étendue des possibilités offertes par la recherche pratique, il sera sans doute utile de s’appuyer sur une sorte de méthodologie. On peut supposer quelque chose de cet ordre dans la pratique de Jérémy Laffon, et sans prétendre mettre à jour une supposée stratégie préalablement ordonnée et systématiquement appliquée (on sait bien qu’en réalité les choses ne se passent pas ainsi), il est possible d’identifier à travers ses œuvres quelques aspects significatifs de sa façon de procéder.
On note d’abord une certaine manière de s’engager dans l’action qui prend modèle sur ces activités que l’on range communément dans la catégorie des loisirs par opposition au travail. Le sport et les jeux en font partie et ont en commun d’être l’occasion d’un déploiement d’énergie et de compétences intellectuelles et pratiques parfois inouï ; ce qui est ainsi généré demeure néanmoins considéré comme de moindre valeur n’étant pas essentiellement déterminé par un pur motif de rentabilité objective. C’est aussi pourquoi la motivation à s’investir dans ce genre d’activité s’appuie en particulier sur la technique du défi, qui consiste à se proposer un objectif suffisamment difficile à atteindre pour stimuler le désir d’y parvenir au prix d’un investissement total de toutes les forces et capacités disponibles.
Jérémy Laffon reprend à son compte ce principe pour le mettre au service d’une pratique de création engendrant divers types d’œuvres d’art. On pourrait en donner d’innombrables exemples à commencer par l’œuvre précédemment évoquée. L’une des plus radicales à ce titre est une vidéo datant de 2007 intitulée Ping Pong Master Player(1) qui rend compte d’une performance pour laquelle l’artiste s’était proposé de traverser une grande métropole chinoise en empruntant divers modes de transports et en s’appliquant tout au long du parcours à faire rebondir une balle sur une raquette de ping-pong. Au-delà du seul défi, l’attention que Jérémy Laffon porte à ce genre d’activités et la manière dont elles infusent sa propre pratique est perceptible aussi bien dans les objets qu’il y prélève (balles de ping-pong, chewing-gum, douilles de carabine récupérées sur un terrain de ball-trap) que dans l’esprit d’expérimentation ludique et inventif avec lequel il les détourne au profit d’une exploration scrupuleuse des possibles.
Le défi peut conduire à un type d’épuisement dont on connaît les manifestations éloquentes – certains sports comme le cyclisme en fournissent régulièrement de remarquables exemples, mais il peut aussi être le vecteur de processus plus complexes dans lesquels l’épuisement ne se définirait pas comme une simple conséquence, mais bien plutôt comme une perspective en tant que telle. Une hypothèse qui, supposant que l’idée même d’épuisement puisse contribuer à une dynamique de création, paraîtra sans doute relever d’une logique quelque peu paradoxale. Considérons encore certains aspects de l’œuvre de Jérémy Laffon pour tâcher de mieux saisir ce qu’il en est.
Que l’on pense par exemple à cette série de pièces dans lesquelles, suite à la vidéo précédemment évoquée, la balle de ping-pong orange fait figure de motif récurrent, oeuvres in-situ comme Funky Juice (on the way of an unfunky youth) (2008), série de flaques d’eau retenues dans les anfractuosités d’une route (ce qu’on appelle familièrement des nids de poule) que l’artiste a colorées au moyen de quelque gouttes d’un jus (peinture diluée) orangé éclatant, d’objets comme ces valises entrouvertes déversant leur trop plein de balles (La Résignée (2009) et La timide (2009)), ou encore des œuvres sur papier de la série Very fumigène (2011) présentant des compositions abstraites de marques noires sur fond ivoire, traces de l’explosion de balles de ping-pong disposées à la surface de la feuille. En réunissant ces œuvres (dont nous n’avons mentionné que quelques exemples) sous le titre générique Ping-Pong Master Player Extended, l’artiste explicite la filiation et le principe de développement dans lesquels elles s’inscrivent.
Or, s’il y a bien un principe commun évident qui lie entre elles des œuvres réalisées simultanément ou à plusieurs années de distance, le processus n’est pas simplement linéaire ; à la dimension intensive de déclinaison et reprise quasi obsessionnelle d’un même élément s’adjoint une démarche extensive de démultiplication des gestes, dispositifs et médiums à travers lesquels les œuvres se répondent et ponctuent une dynamique qui semble pouvoir rebondir à l’infini. Matériau, instrument, la balle de ping-pong est également un signe qui renvoie à un imaginaire des plaisirs et occupations juvéniles dont l’artiste n’hésite pas à reprendre aussi certaines formules typiques comme l’explosion ou le traquenard, jouant sur les ressorts de l’absurde et du dérisoire pour teinter ses inventions d’une discrète coloration poétique.
Le chewing-gum, survenu un peu plus tard dans l’œuvre de Jérémy Laffon, semble lui même une extension de cet univers, et on le voit à son tour investi avec passion dans un processus similaire, les caractéristiques inhérentes à ce matériau merveilleusement plastique et odorant suscitant de nouveaux types de défis aux nombreux développements possibles. Ainsi, dans la pièce After school (2009), les tablettes vertes et blanches constituent les modules d’une composition géométrique s’étendant au sol de l’espace d’exposition à la manière d’un carrelage. L’exercice se déplace et se complexifie avec une série de petites figures architecturales qui déclinent les diverses possibilités structurelles du matériau ; point culminant de cette recherche, une installation in-situ présentée en 2011 dans l’exposition "Supervues" démontre avec brio la fonction porteuse de l’une d’entre elles, la colonne torsadée, qui permet de faire tenir entre eux des morceaux de tasseaux disposés verticalement entre le sol et le plafond.
Si on peut suspecter le recours à quelque artifice, la prouesse n’en demeure pas moins impressionnante, et on imagine alors volontiers qu’un tel matériau pourrait bien receler d’autres ressources encore inexploitées.
2 - Méthode du cultivateur (une question de compétence)
Reflétant l’engagement sans réserve avec lequel l’artiste s’investit dans ses activités, l’oeuvre de Jérémy Laffon suggère à première vue une conception volontariste de l’activité artistique, envisagée à l’aune du déploiement d’énergie (physique et mentale) qu’elle requière de la part de l’artiste, et dont les oeuvres se feraient l’index, en vertu d’une conception pour ainsi dire Lavoisienne de l’épuisement qui pose qu’à toute dépense correspond une création relative (ceci indépendamment de tout jugement de qualité et de valeur). Cette fonction indicielle des oeuvres attire cependant l’attention sur un autre versant de la pratique de Jérémy Laffon qui met à jour les jeux en réalité plus complexes autour desquels s’articule sa démarche. Ainsi, parmi les oeuvres présentées dans l’exposition "Jusqu’à épuisement", on découvre un ensemble de dessins à l’encre de Chine intitulé Plantation de paysage (2006 – 2007). Peu enclin à s’en tenir aux règles de l’art traditionnel, l’artiste a eu recours à une technique toute personnelle consistant à remplir des gobelets d’un mélange d’eau et d’encre, et attendre. Une fois le liquide évaporé, et le papier cartonné mis à plat, les empruntes produites par cette opération évoquent une collection de paysages abstraits dont on peut admirer les diverses variations. Mais elles donnent tout autant à voir le temps dont elles sont l’enregistrement, les différentes strates qui apparaissent sur le dessin marquant la durée du processus et ses différentes phases.
À la figure de l’artiste en joueur hyper-actif, physiquement engagé dans une activité (ré)creative de haute intensité, succède celle du cultivateur patient et attentif dont l’activité, non moins importante en valeur, consiste à initier les conditions permettant au processus de s’effectuer, et à l’oeuvre d’advenir. La vocation de l’artiste ne se rapporte plus à l’énergie avec laquelle il s’épuise à se confronter à la matière ; s’il est toujours présent et actif, c’est cette fois dans l’exercice immobile et réservé de l’observation. Et c’est donc au processus lui-même qu’incombe l’art de la création, tandis que l’activité réside dès lors essentiellement dans le temps qui s’épuise, à l’image du gobelet qui se vide pour produire une trace. Suivant cette nouvelle piste, on remarque encore l’inscription du temps dans une oeuvre intitulée Osselets (2012) également présentée dans l’exposition. Elle est constituée d’un ensemble de volumes de taille moyenne aux reliefs arrondis et creusés de manière irrégulière. Si la texture de ces formes blanchâtres évoque d’abord un grès patiemment poli, on comprend à y regarder de plus près qu’il s’agit de ces cylindres en sel que l’on met à disposition des chèvres pour satisfaire leurs besoins en sels minéraux. L’action de l’artiste, qui pour autant n’est pas des moindres, a simplement consisté à apprécier la qualité esthétique de ces sculptures fortuites résultant d’un lent processus de consommation et à les soumettre au regard et à la réflexion du public en les replaçant dans le contexte de l’exposition. S’opère par là un nouveau glissement de la figure de l’artiste qui s’apparente cette fois à celle de l’inventeur (au sens de celui qui découvre et institue ce qui n’avait pas encore été vu et reconnu) dont l’activité telle qu’elle se présentait initialement laisse place à l’acte (on parle aussi de geste en ce sens).
En s’associant à ces collaboratrices involontaires, Jérémy Laffon ajoute aux multiples significations de cette oeuvre une dimension humoristique qui ne nous aura pas échappée : on pourra méditer sur l’apparente proximité entre le geste de l’artiste informant patiemment la matière et le coup de langue infiniment répété de la chèvre, et se demander à quel genre de faculté particulière correspond celle de l’un et de l’autre. On a bien évidemment des éléments de réponse, la question du ready-made n’étant pas vraiment une nouveauté. Mais l’oeuvre ne consiste pas seulement en cela : ces objets ne sont pas directement posées au sol, mais reposent sur des plaques de métal disposées à la manière d’un damier. On peut imaginer un jeu d’osselets géants lancés par la main de Dieu pour atterrir en une configuration aléatoire sur un Carl André, un avatar de 64 Lead Square (1969), pourquoi pas ? L’image n’est pas gratuite. Cette collision entre le ready-made agricole et l’oeuvre minimale par excellence ne manque pas de réelles significations. C’est un arrangement simple entre deux éléments et par là-même une sculpture avec toute la portée que ce terme comporte et qu’il serait trop long de détailler. Disons simplement que la problématique en jeu pourrait se résumer en une formule : la question du lieu / du site. Et plutôt que de nous attarder sur ce qu’implique le contact des plaques au sol bétonné de la galerie, ou le fait qu’elles s’intercalent entre ce sol et les ready-made en sel, nous pouvons repartir de cette filiation. En effet, c’est Carl André lui-même qui affirme dans un entretien de 1970 : "L’idée que je me fais de moi-même est que je suis le premier des artistes "post-studio" (ce n’est sans doute pas vrai). Mais mes objets sont conçus dans le monde. Pour moi, ils commencent à exister dans le monde, et le monde est fait d’espace différents : espaces intérieurs de galeries, espaces intérieurs d’habitations privées, espaces intérieurs de musées, grands espaces publics intérieurs et aussi différents types d’espaces extérieurs."(2)
3 – Dialectique "post-studio" : l’éternel aller-retour
Affirmant l’idée d’un art venant après-l’atelier, la notion de "post-studio" ne désigne pas seulement un type de pratique artistique parmi tant d’autres consistant pour les artistes à aller travailler hors de leur atelier. Le préfixe "post" suffit à établir la dimension historique du changement de paradigme dont ce terme porte la revendication. Forgé dans la deuxième moitié des années soixante, il participe d’un mouvement de pensée qui, excédant les frontières entre les différents courants artistiques du moment, a vu l’apparition d’une profusion d’oeuvres, de pratiques et de gestes inédits s’accompagner d’un nécessaire discours de déconstruction des mécanismes du champ de l’art et des orientations théoriques afférentes qui avaient prévalu jusque là. Topos incontournable du système de l’art autant que de ses représentations, l’atelier s’imposait alors comme le point focal de l’analyse. L’assimilation de l’atelier à l’artiste qui l’occupe et y crée est si profondément enraciné que cette consubstantialité est pour ainsi dire admise comme un fait de nature, masquant évidemment une construction imaginaire, pour ne pas dire idéologique, qui a elle-même connu des modifications successives au cours de l’histoire, et ce bien avant le XX ème siècle, comme en témoignent quelques tableaux célèbres, des Epoux Arnolfini (1434) de Jan van Eyck à l’Atelier du Peintre (1855) de Gustav Courbet.
Loin d’indiquer la voie d’une échappatoire commode, selon l’idée qu’il suffirait de sortir de l’atelier comme on sort de l’histoire pour s’affranchir du pouvoir sacralisant dont elle a investi ce "mystérieux foyer de l’acte créateur"(3), la notion de "post-studio" affirme au contraire la volonté de mettre à jour les rapports entre l’artiste, les lieux où il exerce son activité de création et ceux où elle est reçue. Si les artistes ont pu à cette époque trouver dans l’hypothèse du dépassement de l’atelier un moyen d’élargir leur champ d’action, c’est au prix d’une opération critique dont l’une des formulations les plus notables revient à Daniel Buren dans son texte Fonction de l’atelier (1971) : "L’atelier, écrit-il, est, dans la plupart des cas, plus nécessaire encore à l’artiste que la galerie et le musée. De toute évidence, il préexiste aux deux. De plus, et comme nous allons le voir, l’un et les autres sont entièrement liés. Ils sont les deux jambages du même édifice et d’un même système. Mettre en question l’un (le musée ou la galerie par exemple) sans toucher à l’autre (l’atelier) c’est – à coup sûr – ne rien questionner du tout. Toute mise en question du système de l’art passera donc inéluctablement par une remise en question de l’atelier comme un lieu unique où le travail se fait, tout comme du musée comme lieu unique où le travail se voit. Remise en question de l’un et de l’autre en tant qu’habitudes, aujourd’hui habitudes sclérosantes de l’art."(4)
Si l’atelier est le véritable lieu de l’art, imprégné de l’aura de l’activité qui s’y exerce, alors on peut en déduire que les oeuvres qui s’y produisent au fil des jours ont une partie de leur sens, de leur énergie, inséparablement attachée à ce contexte. Cependant, pour exister l’art doit être vu, reconnu, et les oeuvres pensées et conçues comme suffisamment mobiles et autonomes pour pouvoir être présentées dans d’autres lieux consacrés à cet effet : la galerie, le musée et leurs déclinaisons, ces "chambres d’esthétique" dont le caractère atopique (et hors du temps) répond à la fonction topique de lieu de la création qu’est l’atelier. Ou comme l’écrit encore Buren : "Dans le musée, l’oeuvre qui y aboutit y est indéfiniment, à la fois à sa "place" et en même temps à "une place", qui n’est jamais la sienne. À "sa place", puisqu’elle y aspirait tout en se faisant, mais qui n’est jamais la "sienne", puisque aussi bien cette place n’a pas été définie par l’oeuvre qui s’y trouve, ni l’oeuvre faite précisément en fonction d’un lieu qui lui est par force a priori concrètement et pratiquement inconnu."(5) Et de conclure : "Alors que toute la production de l’art d’hier et d’aujourd’hui est non seulement marquée, mais procède de l’usage de l’atelier comme lieu essentiel (parfois même unique) de création, tout mon travail découle de son abolition."
L’in-situ s’est en effet imposé comme une manière privilégiée de surmonter le paradoxe de l’atelier au point qu’il est aujourd’hui presque naturel de voir les artistes concevoir leur oeuvres spécifiquement pour et dans le lieu où elles seront montrées au public. Jérémy Laffon ne fait pas exception à cette règle, comme on peut le découvrir dans l’exposition "Jusqu’à épuisement". Toutefois, l’in-situ ne se limite pas à l’espace de la galerie, et un aperçu global du travail de Jérémy Laffon montre que nombre de ses oeuvres s’inscrivent également dans d’autres types de lieux, parmi lesquels l’atelier(6). Ainsi c’est en partant de la diversité des lieux entre lesquelles elle circule qu’on peut tenter de saisir la manière dont la démarche de Jérémy Laffon intègre les préoccupations autant que les contradictions liées à cet héritage.
Nous pouvons pour cela nous appuyer sur une comparaison en isolant trois oeuvres de Jérémy Laffon qui ont en commun de résider essentiellement dans un rapport à l’espace et plus précisément au sol. La première est celle que nous avons précédemment évoquée, Osselets (2012), qui par sa forme de dalle et le poids qu’elle exerce, souligne de façon sensible la spécificité du lieu où elle est disposée. Elle est néanmoins mobile et peut assez facilement être démontée, transportée et réinstallée ailleurs. C’est donc, à la manière des sculptures de Carl André, une oeuvre à la fois autonome et à même d’entretenir une forme de rapport spécifique au lieu. Ce n’est pas le cas de ce carrelage en tablettes de chewing-gum, que nous avons mentionné auparavant, modulaire également et pourtant précisément pensé pour finir par se souder au sol, irrémédiablement. L’oeuvre pourra être reproduite ailleurs, mais ce ne sera jamais la même. Enfin, arrêtons nous sur une troisième pièce. Ayant négligé pendant une année de laver le sol de son atelier, Jérémy Laffon observa un jour avec intérêt l’épaisse couche de crasse qui, tel un verni, en avait assombri la surface. Il se décida alors à se mettre à l’oeuvre, mais choisit de s’en tenir à un nettoyage partiel de façon à faire alterner les carrés propres et clairs et ceux restés sales et plus sombres en sorte qu’un motif de carrelage finit par apparaître sur l’intégralité du sol. L’oeuvre fut ensuite laissée en l’état (elle est encore aujourd’hui perceptible pour qui visite l’atelier) modifiée seulement par les nouvelles souillures qui l’estompent progressivement, et ce faisant signalent subtilement l’enregistrement du temps et de la vie du lieu. Si l’oeuvre est absolument indissociable du lieu qui est véritablement le sien, lieu qui ne l’accueille pas seulement mais l’a suscitée et continue à la produire, on peut néanmoins en avoir connaissance par le biais d’une forme dérivée, une vue fragmentaire de ce sol, fond plat et grisâtre strié de quelques lignes obliques plus claires, un indice de la trace plutôt qu’un document ou une description.
4 - Poétique du dernier souffle
Plus loin, on aperçoit un amoncellement relativement large de palettes jetées au sol les unes sur les autres, comme balancées au rebut ou au contraire laissées là en attente d’un usage. À mesure qu’on s’en approche, il apparaît que ce tas n’est pas inerte, mais animé d’un mouvement lent et régulier, une respiration. La légende qui l’accompagne indique que l’oeuvre comprend, en plus des palettes, des chambres à air, un minuteur. La pièce s’intitule Sans Titre, elle date de 2010 et est de dimensions variables. On pourrait s’en tenir là. Mais l’écriture offre la possibilité de circuler dans l’espace et le temps, et d’augmenter la réalité présente sous nos yeux en y ajoutant la dimension du hors champ ; le récit reconstitue les liens entre ce qui est montré, ici présent, et ce qui ne l’est pas, permettant de déceler des significations sous-jacentes et de substituer à la fiction d’oeuvres autonomes et sans histoires, celle d’un continuum, d’un processus où elles se succèdent et se répondent. Ainsi l’histoire nous apprend que cette oeuvre (7) est le prolongement d’une oeuvre antérieure réalisée par Jérémy Laffon pendant l’été 2009, alors qu’il était en résidence dans la Cité Scolaire Bellevue à Albi à l’invitation du Centre d’art le LAIT. L’oeuvre intitulée Once Upon a Time était déjà constituée de palettes de chantier, superposées cette fois en hauteur à la manière d’une barricade fixée sur une façade extérieure de l’école Bellevue, précisément devant la porte d’entrée de la salle servant d’atelier pour les artistes accueillis en résidence. Sur la surface irrégulière de ce mur de palettes apparaissaient en larges lettres cursives les mots "once upon a time" découpés à la scie sauteuse dans l’épaisseur du bois, rappelant aussi bien un graffiti que le début d’une histoire inscrite sur le tableau noir par la main d’un enfant ou de sa maîtresse. Il s’agissait donc d’une oeuvre in-situ, et même pourrait-on dire, "site specific" (terme anglais qui pourrait être approximativement traduit par oeuvre "contextuelle") au sens où elle était non seulement pensée en rapport et inscrite dans un espace particulier, mais de surcroit étroitement liée à une situation, une histoire singulière.
Jérémy Laffon se trouvait en effet être le dernier artiste accueilli dans ce lieu, la décision ayant déjà été prise de mettre définitivement fin à cette activité de résidence. Obstruant l’entrée de cet espace, l’oeuvre affirmait la présence de cet atelier par une image forte évoquant d’un même coup une histoire faite de travail, de fabrication, de recherche autant que de rencontres et d’échanges, et sa fin programmée. Faisant écho au célèbre "Once Upon a Time" (équivalent du "Il était une fois" en français) des contes qui fait de l’évocation d’un autrefois révolu la formule initiatrice d’une nouvelle histoire à venir, l’oeuvre matérialisant l’événement irrévocable de l’arrêt signifiait simultanément la fin d’une expérience, d’un processus, et la possibilité de sa continuation hors de l’atelier.
L’atelier, qu’il soit directement montré comme dans certaines vidéos dont il constitue le décor ou en filigrane dans des objets méticuleux portant la marque d’un métier laborieux conforme à l’idée traditionnelle que l’on pourrait se faire d’un "travail d’atelier", est dans l’oeuvre de Jérémy Laffon motif récurrent, métonymie impérissable de la création et de l’activité de l’artiste. Or c’est sur un atelier vide, déserté, que s’inscrivait l’oeuvre Once Upon a Time, donnant une forme paradoxalement tangible à la valeur de la création dans ce qu’elle a de plus insaisissable : expérience mentale, sociale, vivante, qui se façonne au contact de la matière, au travers de gestes et d’efforts accumulés. Cela au moment même où elle était renvoyée à la virtualité d’un souvenir. Si l’atelier est le lieu par excellence de la création, il peut donc aussi être celui du désoeuvrement. Le vide auquel était voué l’atelier de la Cité Scolaire Bellevue, conséquence d’une décision institutionnelle, n’en fait pas moins écho avec cette oeuvre de Jérémy Laffon à une contingence plus essentielle, celle à laquelle s’affronte la nécessité de la création, qui par définition n’est pas un état de fait établi une fois pour toutes, mais bien au contraire un acte d’affirmation constamment remis en jeu.
Indissociablement liée à un lieu et un temps particuliers, l’oeuvre Once Upon a Time était ontologiquement vouée à une existence éphémère, et ce n’est que par le biais des quelques textes et images de documentation que l’on peut désormais la connaître. Son absence est cependant la raison même d’être de cette oeuvre sans titre, dont les palettes s’entassent en désordre au sol dans l’exposition « Jusqu’à épuisement » ; elles pourraient s’entasser à nouveau, dans un autre désordre, en un autre lieu et un autre temps, et la pièce, demeurant identique à elle-même, continuer à véhiculer de lieu en lieu la mémoire dont elle est chargée. Résidu d’une oeuvre qui l’a précédée, d’une histoire d’atelier et d’intervention in-situ, de travail et de temps, elle renvoie par-là même plus largement à une quantité infinie d’énergie et de temps toujours destinée à être épuisée, dont la signification se condense dans la perception ténue de cette respiration tranquille, dernier souffle de l’épuisement ou moment du repos qui lui succède, préparant une nouvelle phase de dépense, un nouveau cycle de ce
circuit sans fin de déplacements et transformations d’oeuvre en oeuvre et de lieu en lieu.
5-Changement de décor : fausse issue en forme de conclusion spectaculaire
C’est alors finalement dans l’atelier devenu décor que se construit la possibilité d’une nouvelle issue, celle d’un monde où les espaces communiquent et où le principe d’identité ne compte plus. Dans l’exposition, l’ouverture se projète sur un mur et le mot est lâché : Fiction (2011). Seul le titre de cette vidéo est certain, le monde dans lequel elle entraîne le visiteur reste un mystère baigné de lumière verte, exploration scientifique au coeur de l’infini microscopique, ou épopée de science-fiction abstraite à travers les galeries et les architectures enchevêtrées et insaisissables d’une cité fantastique. Quoi qu’il en soit un nouvel univers s’ouvre, quittant les modestes activités de l’art d’atelier pour entrer dans le registre de la super-production. Elle est à portée de main, exactement derrière la bâche bleue d’où émane une lumière étrange. Là, l’activité est à l’oeuvre pour de bon, ça tourne : Le trésor de Mexico (2012). Sous les projecteurs, la cité mythique se dévoile, majestueuse et fragile. Une innombrable quantité de tablettes vertes superposées s’élèvent en une architecture complexe, qui déploie ses ponts et ses passerelles. Il pourrait s’agir d’un péplum façon Hollywood, mais c’est plutôt un récit des origines, qui peut se faire dans l’atelier ou aussi
bien dans la galerie.
Inutile de conserver plus longtemps le mystère, puisqu’il n’y a pas vraiment de fin : Le trésor de Mexico est l’histoire du général Antonio Lopez de Santa Anna qui débarque à New-York un beau jour de 1869, chassé par la guerre qui fait rage dans son beau pays du Mexique. Son esprit d’observation et d’entreprise lui ont inspiré l’idée de se munir en partant de quelques centaines de kilos de sève de sapotier. Celle-là même que les indiens, dit-on, depuis toujours mâchonnent en travaillant. Son « trésor de Mexico » sera-t-il le nouveau caoutchouc qui lui offrira la fortune et bouleversera la face du monde, ou est-il promis à d’autres destinées ? Cependant le temps passe et l’édifice vert baigné de lumière vacille et s’effondre progressivement, peut-être en raison de cette manière qu’à le chewing-gum de se ramollir sous l’effet de la chaleur, ou à cause de ce type qui régulièrement l’arrose en passant...
6 - Epilogue (pour la chlorophylle)
Dans les documents qui recensent les oeuvres produites par Jérémy Laffon jusqu’à ce jour, la plus ancienne, intitulée Lettuce, remonte à 2004 et consiste en une série de courtes vidéos mettant en scène l’artiste engagé dans des actions simples, petites chorégraphies incongrues dont l’accessoire central est une paire de laitues maniées à la façon des pompons des cheerleaders. Elles s’accompagnent d’une série de dessins, esquissant les pistes d’autres oeuvres possibles, performances ou installations dont la laitue serait l’élément central.
Les oeuvres imaginées ne se sont pas toutes concrétisées dans des réalisations tangibles, n’étant d’ailleurs pas voués à l’être. Ces croquis pourraient sembler annexes, et pourtant leur présence au sein de cette série est significative : elle manifeste l’avidité de l’imaginaire, la poussée d’une exploration en devenir, qui, loin de s’épuiser dans la salade, ne tend qu’à se poursuivre dans son dépassement. Sans prétendre accorder une importance démesurée à cette oeuvre des débuts, remarquons encore que la laitue est un constituant suffisamment rare dans les oeuvres d’art pour que sa seule utilisation suffise à évoquer l’oeuvre de l’artiste italien Giovani Anselmo, intitulée Senzo titolo (Struttura che mangia), (Sans titre, Structure qui mange), (1968), qui non seulement érigea la laitue au rang du matériau artistique mais en fit la clé de voûte d’une oeuvre emblématique de l’Arte Povera.
C’est en effet sur les qualités matérielles de cet élément organique essentiellement périssable et par là évolutif que repose littéralement la pièce. Dans cet agencement d’une simplicité redoutable, deux morceaux de granit, un grand posé au sol à la manière d’une stèle funéraire et un plus petit, sont maintenus ensemble par un fil de cuivre juste assez lâche pour que le troisième élément, la salade, glissé entre les deux suffise à faire tenir ce fragile équilibre. De même que la portée symbolique de cette rencontre précaire entre la pierre lourde, sombre et immarcescible, et le légume à la fraîcheur éphémère s’appuie sur des attributs élémentaires accessibles à tous, les implications de cette "structure" s’inscrivent de façon patente au sein de la sculpture même.
À une époque où le champ de la sculpture se voit investit d’une manière radicale qui en déploie aussi loin qu’il est possible la définition, Anselmo place au centre de son oeuvre l’action à venir et le geste réitéré de qui se chargera d’entretenir la pièce en renouvelant le matériau périssable.
Camille Videcoq, mai 2012
(1) L’oeuvre en question n’est pas présentée dans l’exposition "Jusqu’à l’épuisement"
(2) Phyllis Tuchman, An interview with Carl André in Artforum, juin 1970, reproduit dans Art Minimal II, CAPC 1986, p 33.
(3) L’expression est empruntée à Brian O’Doherty dans White Cube, l’espace de la galerie et son idéologie, I -Notes sur l’espace de la galerie (1976), édition française Jrp Ringier, 2008, p 56.
(4) Daniel Buren, Fonction de l’atelier, (1971) in Ragile, Paris, septembre 1979, tome III, p. 72-77 ré-édité in Ecrits vol. 1, Bordeaux, CAPC-Musée d’art contemporain, 1991. Texte disponible en intégralité sur le site de la Monumenta : http://www.monumenta.com/fr/node/357
(5) Buren parle de leur "vérité", et précise ""Réalité/vérité" par rapport non seulement à l’auteur et à son lieu de travail, mais aussi par rapport à l’environnement, au paysage". L’expression est empruntée à Brian O’Doherty dans White Cube, l’espace de la galerie et son idéologie, I -Notes sur l’espace de la galerie (1976), édition française Jrp Ringier, 2008, p 36.
(6) Daniel Buren, Fonction de l’atelier (1971) idem
(7) Remarquons toutefois que l’extension du périmètre de l’activité artistique s’est entre temps dépouillé de ses enjeux activistes initiaux, la mobilité des artistes étant devenue la norme et leur intervention dans des contextes les plus divers parfaitement intégrée et même encouragée par l’institution. L’oeuvre a été présentée pour la première fois en 2010 au BBB à Toulouse dans une exposition collective intitulée "Que reste t’il ?".
ARTISTE