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Casu Marzu

Frédéric Clavère

Exposition du 14 juin au 21 septembre 2024

Vernissage le jeudi 13 juin de 17h à 20h30

Pot-pourri
Notes sur l’exposition Casu Marzu de Frédéric Clavère

Le casu martzu est un « fameux » fromage sarde, au statut presque légendaire. Rares, en effet, sont ceux qui ont eu l’occasion d’y goûter, et pour cause ! Il est interdit de commercialisation, ainsi que d’exportation dès lors, dans l’ensemble de l’Union européenne et sans doute au-delà, aux motifs sanitaires de sa dangerosité potentielle et sa contamination présumée. Pourtant, on se l’arrache à prix d’or en Sardaigne où il se vend au marché noir à un tarif trois fois plus élevé que le pecorino dont il est dérivé. Le crime, que les sardes s’évertuent à nier outragement, tient manifestement à la singulière méthode d’ensemencement dont ce fromage fait l’objet. On introduit délibérément en son cœur des larves vivantes de Piophila casei, une espèce de diptère communément appelée « mouche du fromage », tandis qu’on recommande une protection des yeux lors de son ingestion, pour éviter de subir l’assaut et le saut des larves, fréquent lorsqu’elles sont dérangées. Pour conclure cette introduction culinaire – la cuisine étant une activité qu’affectionne l’artiste, au passage –, livrons à ce stade quelques notes de dégustation : « Visqueux et mouvant, le Casu martzu a une parfaite saveur de pourriture et de décomposition avec une note prolongée de vomi. Il brûle. »

L’allusion à ce « fromage pourri » (traduction littérale de casu martzu) pourrait laisser croire à une franche facétie du peintre, ou à une sorte de pied de nez destiné à brouiller les pistes, et nous perdre par la même occasion. Si ce n’est qu’elle renvoie insidieusement à sa pratique : outre le fait qu’elle soit rompue à la farce – pourvu qu’elle soit piquante, provocante, ironique ou tragicomique –, Frédéric Clavère la qualifie lui-même de « pot-pourri ». Le recours à ce terme pourrait d’abord paraitre paradoxal, considérant l’une de ses acceptions les plus courantes, qui se réfère à son emploi dans les domaines de la décoration et du parfum. En ce cas, il désigne un assemblage de pétales de fleurs, d’herbes aromatiques et d’épices, éventuellement infusées, destiné à diffuser dans l’air une senteur plaisante. On comprend finalement de cette définition qu’elle est fort éloignée du propos de l’artiste. D’ailleurs, le parfum qui se dégagerait du macérat concocté par ses soins, si d’aventure il était odorant, n’aurait rien de très agréable. Ici, le mot « pot-pourri » renvoie plutôt à la façon dont on en fait usage dans les domaines musicaux et littéraires ou de manière très générale pour qualifier un assemblage hétéroclite et varié, sans cohérence formelle et substantielle apparente.
Surtout, dans le cas qui nous occupe, le terme se rapporte à une méthode. Une manière de faire et de penser héritière du collage ou indexée à ce procédé, dont on connait la fortune au XXe siècle (des avant-gardes historiques à Rauschenberg), dont on sait également la postérité et la dynamique dans l’art d’aujourd’hui. C’est à cette pratique séminale que s’ancre en effet l’œuvre de Frédéric Clavère, depuis des lustres, et cela avant même qu’elle soit informée du legs convoqué. Palast des Okkulten (« Palais de l’occulte »), formule évocatrice de l’ésotérisme nazi apparaissant discrètement en haut de l’œuvre, en constitue d’ailleurs le témoignage emblématique. La peinture représente indifféremment des super-héros, un corbeau, un œil, une sorte de lexique équivoque, des définitions, des formules mathématiques, une saucisse de foie et des signes provenant d’alphabets non latins, parmi d’autres éléments assortis de paillettes. Elle est au surcroit présentée par l’artiste comme la reprise, dans une version augmentée et agrandie, des collages qu’il réalisait enfant dans ses cahiers d’écolier, à grands carreaux visiblement.
Hormis cet exemple, ce secours du collage en tant que principe lui permet plus largement d’annexer et d’indexer des ressources hétéroclites, de provenances diverses et parfois récurrentes, qu’elles soient savantes ou populaires, sous une forme qui ne s’embarrasse pas de complexes ni crainte des collisions et des paradoxes. S’y croisent ainsi de multiples références tour à tour empruntées à la bande dessinée, à la peinture classique, au cinéma (du film d’auteur aux Z movies), aux sitcoms, à la presse, à la mythologie, à la publicité, à l’anatomie, à l’ésotérisme, etc. Du palais que l’on visite, à l’échelle d’une exposition qui se veut évoquer les décors d’un studio de cinéma ou de série TV, on retient aussi une galerie de portraits. Où l’on croise un poulbot, Superman, Joseph Beuys, un juif hassidique, Spiderman, le membre d’un gang, des proches de l’artiste, la reine Élisabeth II, une jeune papoue, Fifi Brindacier, Leibniz, Claude Cahun, un kouros, un singe, Melissa Rauch, deux modèles de Giorgione, Captain America, Popeck, un perroquet, des vaches, un veau et un cochon, un soldat de la Wehrmacht… et le peintre lui-même, qui n’hésite jamais à se mettre à nu et à se figurer sous des formes et dans des postures peu flatteuses. Une chose est sûre, Frédéric Clavère n’a ni froid aux yeux ni peur du ridicule.
  De fait, il y a quelque chose de grotesque dans ce qu’il donne à voir. D’abord au sens commun du mot, à ceci près que ses travaux ne prêtent à rire qu’un court instant, la plupart du temps : passée la surface une fois le vernis gratté, ils procurent souvent d’autres sentiments moins réjouissants. Ce grotesque de l’œuvre, justement, tient aussi au legs artistique dont elle semble l’héritière. Le terme, qui vient de l’italien grottesca, désigne en effet – et d’abord – un type d’ornementations murales découvertes dans des « grottes », en réalité des ruines souterraines de villas romaines mises au jour au XVe siècle, principalement la Domus Aurea de l’empereur Néron, construite pendant la seconde moitié du Ier siècle. Ces décorations, qui se caractérisent par leurs motifs fantaisistes, la représentation de créatures hybrides et la présence d’arabesques, ont donné naissance à un style visuel et littéraire comportant des combinaisons bizarres et fantastiques mêlant éléments humains, animaux et végétaux, censé provoquer le rire et simultanément le malaise. Ses premiers promoteurs furent naturellement les peintres italiens à l’origine de cette découverte. Dans le contexte fertile de la Renaissance, elle irrigua ailleurs que dans la péninsule, manifestement jusqu’aux primitifs flamands. Chez un Brueghel peut-être, chez un Bosch à n’en pas douter, cela d’autant que son œuvre, limitée à un corpus restreint principalement produit au tournant du XVIe siècle, était contemporaine de cette infusion. Il semblerait, en outre, que les biais trouvés par le genre n’aient pas attendus l’exhumation de la résidence du despote romain pour se déployer sourdement. Bosch s’inspirait déjà des traditions médiévale et populaire, où les motifs grotesques étaient courants dans les marges des manuscrits enluminés, les sculptures de cathédrales et les carnavals.    
Outre une inclination pour l’hérésie, un penchant pour les motifs moraux et un sens du détail – où le diable se cache –, Frédéric Clavère partageait déjà avec Jérôme Bosch un goût pour le langage et le verbe, prétexte à peindre pour l’un et l’autre, qu’ils s’agissent de formules populaires, de dictons, d’expressions du pouvoir, de jeux de mots ou de mots d’esprits, d’homonymies ou d’homophonies, selon l’un et l’autre, et selon les cas. Nul doute alors qu’il assumerait également l’hypothèse, non seulement formelle, de cette filiation remontant aux grotesques tant l’hybridation, les associations incongrues, les croisements contre nature et la monstruosité traversent son fabuleux « bestiaire ». Du reste, force est de constater que les figures mentionnées plus tôt à propos de l’exposition sont rarement intègres : la tête de Beuys surmonte le corps de Superman, celle de Fifi, affublée de rubans métalliques rouillés qui prolongent ses couettes, couronne celui d’un singe, tandis qu’une autre créature en pied aux attributs mi-homme mi-femme, ailée et tricéphale, semble veiller sur la chimère.
Il ne fait d’ailleurs aucun doute que ces figures hybrides et fantastiques composées par l’artiste soient en effet des chimères. Pas selon le sens premier de cette dénomination, qui renverrait alors à une figure mythologique dont les caractéristiques sont précisément consignées, mais dans une acception élargie qui fait état d’un « être bizarre composé de parties disparates, formant un ensemble sans unité ». L’une d’entre elle, particulièrement imposante, accueille le visiteur à l’entrée de la fosse, au niveau du garde-corps donnant sur l’escalier qui en permet l’accès. Il s’agit d’une sphinge, plus précisément, dont les attributs sont cette fois parfaitement conformes à ceux qui constituent le monstre de la tradition grecque : un buste de femme, des hanches de lion et des ailes d’aigle. Le buste se distingue cependant par ses traits fort contemporains. La créature porte ainsi des tatouages sur les deux bras, des boucles d’oreille et de grandes lunettes de soleil de type Aviator, avec monture argent et verres réfléchissants. L’effet de miroir renvoit une image bien connue, parce que profondément ancrée dans notre mémoire collective : on identifie sans hésiter l’entrée principale d’Auschwitz, le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich, à la fois camp de concentration et centre d’extermination.
Dès lors, on s’interroge sur l’énigme qui nous sera soumise, ainsi que le voudrait la légende, à l’effet d’introduire le corpus probablement le plus problématique de l’exposition. Il est notamment composé de quinze tableaux peints avec précision à partir d’une archive photographique, de divers formats, qui dressent chacun le portrait de l’un des quinze dignitaires du Reich présents à la conférence de Wannsee, dont le sombre dessein fut l’organisation administrative, technique et économique de la « solution finale de la question juive ». En outre, l’installation comprend une structure à l’allure de monument. Il s’agit d’un parallélépipède rectangle semblant en béton, dont la base mesure environ dix mètres par un mètre, et dont la hauteur coïncide avec celle d’un siège. Percé de trous circulaires, il figure les latrines collectives initialement destinées aux prisonniers des camps, que Frédéric Clavère, dans une sorte de renversement sémantique, semble désormais assigner aux architectes orduriers de la Shoah.

L’évocation de la mort n’est pas étrangère à la pratique de l’artiste, loin s’en faut. Relevant souvent d’une manière qui pourrait s’apparenter aux vanités par le recours à des images symboliques (crânes, squelette, écorché, cadavres d’animaux), l’allusion prend ici une autre tournure, d’une autre nature et d’une autre complexité peut-être. Elle nous confronte à nos propres fantômes, ces spectres qui nous hantent collectivement et durablement, à une histoire qu’il nous faut regarder en face malgré tous les efforts consentis pour ne pas le faire. Cet aspect de la démarche de Frédéric Clavère pourrait ainsi relever de l’hantologie, néologisme bâti par Jacques Derrida dans un essai consacré à Marx. Il y présentait cette notion, plus tard reprise par des critiques britanniques, comme une manifestation d’une trace à la fois visible et invisible, issue du passé et hantant le présent, qui continue d’exister implicitement dans les esprits, bien que disparue dans sa forme originelle. C’est ainsi que le pot-pourri de l’artiste ne renvoie plus seulement à la manière ou aux collisions formelles et iconographiques dont il procède. Aussi âpres et fâcheux soient-ils, les sujets, les problèmes et les questionnements abordés éclairent aussi et plus singulièrement l’épithète qui, dans ce mot composé, les qualifie.



Edouard Monnet, juin 2024



 

RESSOURCES

ÉQUIPE

Édouard Monnet

Commissariat

Maëliss Charpentier

Chargée de communication, des publics et de la médiation

Antoine Bondu

Chargé de la régie des expositions et de la logistique

Camille Kounouvo

Volontaire en service civique, médiation

Edouard Monnet

ARTISTE

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