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Désir de désastre

Autour de Dominique Angel et de la figure de la destruction

Programmation du 16 novembre 2011

Projections à l'Auditorium du Mamac, Musée d’Art Moderne et Contemporain de Nice

Désir de désastre

Des films et vidéos de : Dominique Angel, Ant Farm, Steven Cohen, Christoph Draeger, Peter Fischli et David Weiss, Jean-François Guiton, Heidrun Holzfeind, Gordon MattaClarck, Samuel Rousseau, Maren Strack

"Juan Gris, ayant persuadé Alice Toklas de poser pour une nature morte, entreprit de ramener son visage et son corps à des formes géométriques de base ; mais la police arriva à temps et l’embarqua."

Woody Allen

 

"Le triste registre d’appel des vrais suicidés de l’expressionnisme abstrait ? Le voici : Gorki, pendaison, 1948 ; Pollock et, presque tout de suite après Kitchen, conduite en état d’ivresse et pistolet, 1956… et pour finir Rothko, couteau, travail salopé comme c’est pas possible, 1970."

Kurt Vonnegut

 

 

La programmation "Désir de désastre" réalisée à l’invitation de South Art et de l’Atelier Soardi, d’abord programmée au début de l’été dernier, devait coïncider avec l’exposition de Dominique Angel : Reconstruction de la sculpture (Atelier Soardi, Nice, du 25 juin au 27 août).

 

À défaut de s’être déroulée dans les circonstances initialement prévues, elle fait pourtant largement écho aux développements récents du travail de cet artiste, en même temps qu’elle revient sur une figure emblématique de l’art moderne et contemporain : celle de la destruction. Il est d’ailleurs paradoxal de constater que cette figure ne revêt pas le caractère définitif, absolu, résolu ou ultime qu’on aurait tendance à lui prêter d’évidence. Sa mise en œuvre et les ruines qu’elle nous lègue appèlent au contraire le questionnement d’expressions et d’attributs bien vivants dont des courants comme le Land art, l’Earth art, le Body art ou l’art in situ ont témoignés, que des procédés tels que l’installation, la performance, le film et la photographie ont accompagnés.

 

Qu’elles relèvent de sa pratique ou de la condition de celui qui l’accomplit, moult notions largement galvaudées en art (éphémère, précarité, dispersion, bricolage, inachèvement, déconstruction, accident, fragilité, instabilité, fragmentation, hétérogénéité, etc.) mériteraient d’être abordées dans cette perspective catastrophique. De même qu’elles en seraient, chacune, la manifestation partielle ou incomplète, timide mais voisine, elles en fourniraient peut-être, une fois toutes réunies si d’aventure c’était possible, la représentation pleine et entière.

 

Si quelques-uns, comme Bas Jan Ader ou Roman Signer, ont en effet le désastre modeste, d’autres parmi leurs confrères sont plus bien plus explicites. Une certaine filiation d’artistes a ainsi fait sienne cette tendance, marquée par un goût immodéré pour la subversion et la transgression d’une part, la réforme et le renouvellement d’autre part, ainsi que part l’usage d’un vocabulaire évocateur éventuellement emprunté au lexique militaire (table rase, avant-garde). Déjà présente chez Dada, elle s’est plus tard manifestée au sein de Fluxus à travers le saccage systématique d’instruments de musique choisis (le piano, le violon), perpétré par Nam June Paik, George Maciunas, Phil Corner et leur bande parce que ces objetslà constituaient les représentations exemplaires d’une culture bourgeoise tant honnie, à force d’injustice et de tyrannie. Cette démarche singulière sera d’ailleurs revisitée une trentaine d’années plus tard par Christian Marclay dans sa vidéo intitulée Guitar Drag, débarrassée cette fois de l’allusion à une classe sociale dénigrée par ses aînés, mais augmentée d’une référence aux rituels du rock et d’une évocation de ces faits divers qui ont jalonné l’histoire douloureuse de la discrimination raciale aux États-Unis.

 

Le travail de Dominique Angel s’inscrit lui aussi dans le sillage de cette – désormais – tradition finalement héritée des avant-gardes.

 

Si l’on s’en tenait à sa manière de désigner les "choses" qu’il produit, seuls les titres donnés aux livres (Extension nulle, Des clopinettes, L’Élevage de poussière, Du fric ou alors Boum !, Le Grand Dérangement…) seraient suffisamment bavards pour traduire explicitement cette accointance. Mais malgré sa sobriété évidente, l’intitulé Pièce supplémentaire, dont il affuble systématiquement chacune de ses réalisations à l’exception des récits, nous informe déjà beaucoup concernant ce qu’il nomme une esthétique 4 du fragment, donc de la désintégration, littéralement. Par opposition, elle nous éclaire aussi sur sa vision de l’Œuvre en tant que chantier ininterrompu, de déménagement permanent, impliquant de faire et défaire sans cesse, de montrer une infaillible constance dans le désordre. L’exposition d’un jour qu’il réalisait en 2007 dans les locaux de Vidéochroniques, alors en cours d’aménagement pour dire les choses joliment, en était à la fois la manifestation concrète et la métaphore.

 

Si l’évolution de la sculpture au cours du XXe siècle doit certainement moins à sa lignée légitime qu’aux développements de la peinture moderne, constructivismes en tête, il est désormais évident que la performance d’un côté, la photographie, le film et la vidéo de l’autre, ont plus tard offert d’autres horizons à sa pratique. Outre leur faculté indirecte à désengorger les ateliers, débarrasser les caves, les garages, les greniers de la famille ou des amis, et dégager les réserves des musées, ces moyens ont mis en évidence une autre attention au processus, au "faire" (qui prend parfois des formes inattendues), aux relations de cause à effet, au retraitement et au recyclage, au hasard et au chaos, au mouvement et au temps, en tant qu’ils étaient aussi les éléments dynamiques constitutifs d’une œuvre dont le résultat seul et à priori intègre – disons la sculpture – ne pourrait jamais complètement rendre compte. Certaines pièces de Dennis Oppenheim, Gordon Matta-Clark, Peter Fischli et David Weiss, Jean-François Guiton ou Maren Strack apparaissent assez significatives de cette démarche, bien que chacune recèle une complexité singulière qui déborde ce questionnement.

 

On peut aussi avancer que le film a permis à l’artiste de se prémunir contre son anxiété, si ce n’est son angoisse, face à la disparition et la dispersion ; Paradoxalement c’est vrai. La prédominance de gestes hostiles, voire violents, souvent commis dans ces enregistrements à l’encontre d’objets, de corps et de matériaux en tout genre, ne plaide pas en faveur de cette hypothèse. Il faut bien dire que ces opérations ont généralement une autre vocation que de rassurer leur auteur. Chez Jean-Claude Ruggirello, Volker Schreiner et eddie d par exemple, ce sont d’abord les sons, résultant de contacts, de chutes et de chocs divers et variés, qui nous renseignent très précisément sur la nature, la qualité, la densité, le poids ou la consistance des éléments employés, sur leur caractéristiques matérielles et physiques, c’est-à-dire plastiques.

 

Les gestes et les phénomènes que ces travaux donnent à voir (cassure, déchirure, chute, rebonds, etc.) relèvent effectivement du processus sculptural. Malgré la différence de média mobilisé, cette œuvre n’est pas sans rappeler la Verb List de Richard Serra, et l’inventaire des actions qu’il dresse à travers une simple liste de verbes, comme autant de possibles confrontations à la matière, pour un sculpteur. Les gestes ainsi présentés ont en commun le pouvoir de modifier le matériau, de le déformer, d’en altérer l’intégrité, si ce n’est de le détruire. Ces transformations ont inévitablement pour effet d’occasionner une perte, comme un avant-goût du pire, c’est même ce qui les qualifie. Ceux-là feraient donc de la sculpture autrement, d’une manière qui laisse supposer qu’on puisse être sculpteur sans vraiment pratiquer, ou sans qu’elle soit effectivement montrée, comme on pourrait être peintre sans employer de pinceaux, de peinture ou de tout autre moyen qui caractérise d’habitude cette activité.

 

Le cas Angel est moins ambigu. C’est bien la sculpture qui fonde effectivement sa pratique, pourtant hétérogène. Qu’il réalise une installation, une performance, une vidéo, ou qu’il écrive un récit, il est toujours sculpteur. Ces activités lui permettent simplement d’assurer une permanence du travail, en toutes circonstances et en tous lieux.

 

Les stratégies qu’il met en œuvre sont issues de sa vision du monde de l’art, de la condition de l’artiste et de son travail, essentiellement précaire et nomade. Ses propositions radicalisent d’une certaine façon un phénomène dont la plupart font l’expérience, celle d’une œuvre éphémère qui n’existe finalement que la durée d’une exposition, avant de disparaître ensuite, dont ne subsiste que le souvenir, et parfois l’image.

 

Cet inéluctable destin le terrorise, mais l’artiste mû en terroriste assimile désormais cette fin de l’œuvre comme l’un de ses éléments constitutifs et revendiqués, comme on soignerait le mal par le mal. C’est-à-dire qu’il ne laisse plus à d’autres le soin d’accomplir la sale besogne, hormis les éléments (soleil, vent, pluie, marées) éventuellement. Les basses œuvres prennent ainsi de la hauteur. Succédant aux représentations partielles ou plus timides qui figuraient déjà dans ses vidéos anciennes (égorger un poulet mort, travailler une sculpture à coup de lattes, tenir un discours marxiste en le ponctuant de ces jets 5 d’assiettes qu’il affectionne…), certaines parmi les plus récentes nous montrent l’artiste ruinant littéralement et presque complètement (puisqu’elles demeurent quand même un peu) ses installations dans le contexte même de leur monstration. Ces destructions annoncées y sont accomplies avec autant de légèreté que possible, sur un mode à la fois comique et tragique, par un personnage mélangeant burlesque et slapstick tout droit sorti d’Ellis Island. Au passage, Dominique Angel désencombre !

 

La figure décalée – inadaptée – qu’il incarne n’est pas sans rappeler les attaques froides que portait l’artiste montréalais Patrice Duhamel à l’égard des injonctions d’un système obsédé par "la rénovation des intérieurs (psychiques, psychologiques, domestiques), le refus de la lenteur, la camisole du consensus et l’acharnement à tisser des réseaux", pour reprendre les termes brillants qui lui ont été adressés après sa mort par le théoricien et critique Fabrice Montal. Il organisait dans des espaces tout droit sortis du catalogue IKEA, mais préalablement vidés, une improbable rencontre. L’ordre architectural appelant un régime de postures et d’attitudes cohérentes y était systématiquement contrarié par la réunion de corps muets, doués d’une étrange inhumanité, déviants, en prise à des divagations autistiques, comme sous l’effet d’une drogue (qui ne conduirait pas à se donner en spectacle, celle-là). Le tout était vidéographié.

 

Certains choisissent une autre méthode pour dénoncer les effets discutables, au plan sociologique notamment, d’une pensée dominante. Ils se l’adressent à eux-mêmes, dans un face à face éprouvant avec le regardeur, comptant sur une forme d’identification. La posture qu’ils adoptent relève parfois de l’auto agression (de l’auto destruction), comme c’est le cas chez Ulrike Rosenbach, entre autres.

 

On comprend justement que le travail d’un artiste constitue aussi une image du monde dans lequel il se déploie. Comme il n’a pas pour vocation de l’embellir, ce reflet n’est pas toujours flatteur, loin s’en faut. Les formes que l’artiste "produit" peuvent donc aussi être déplaisantes, il n’en est jamais le seul responsable. Dans son dernier récit (Le Sèche-Bouteilles, 2010), Dominique Angel revient avec humour sur quelques faillites relatives à son parcours d’enseignant en art, mais plus sérieusement sur son parcours d’artiste : "Aucune situation artistique n’est à mon sens confortable sur la planète. Le monde ne va pas bien, son malaise se répercute dans tous les domaines de l’activité humaine".

 

Steven Cohen, Paul McCarthy, Heidrun Holzfeind, Christoph Draeger, Johan Grimonprez ou les mythiques membres d’Ant Farm ne le démentiraient certainement pas. Qu’ils activent leurs performances dans un contexte psycho-socio-politique conflictuel, qu’ils documentent, parodient, détournent ou reconstituent pour questionner l’esthétisation problématique des rassemblements, qu’ils nous confrontent aux intentions de sous-genres cinématographiques douteux, qu’ils dénoncent l’interprétation malsaine du pire par les médias (tremblement de terre, attentat, accident mortel, meurtre en série, génocide, catastrophe aérienne) bien qu’il ne nous reste généralement plus grand chose à voir à l’heure du "journal", tous témoignent d’une situation du monde embarrassante. En un sens, leurs œuvres opèrent comme des anti-aphrodisiaques qui contrarient les effets artificiels mais stimulants du spectaculaire.

 

Dans un registre comparable si l’on veut, Dominique Angel voue pour sa part une attention singulière aux monuments. Peut-être parce qu’ils sont des sculptures tout simplement. Peut-être aussi parce que ces sculptures-là ont cette particularité de rendre un hommage hypocrite ou sincère à la disparition, à la mort, à la destruction, au désastre.

 

Édouard Monnet

RESSOURCES

Revue de presse

Livret pédagogique

LIENS

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REMERCIEMENTS

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ÉQUIPE

Édouard Monnet

Commisariat

Frédéric Gillet

Régie, logistique

Elsa Roussel

Communication, administration

ARTISTES

Angel_Dominique-Pièce_supplémentaire_2
Ant_Farm-Media burn, 1975
Ant Farm
Cohen_Steven Crawling, Flying, Voting, 1
Steven Cohen
Draeger_Christoph-Jigsaw Puzzles-Ground
Christophe Draeger
Fischli_Peter et Weiss_David
Peter Fischli et David Weiss
Guiton_Jean-François-Face-à-face,1994,5'
Jean-François Guiton
Holzfeind_Heidrun-Demo Derby, 2001
Heidrun Holzfeind
Matta-Clark_Gordon
Gordon MattaClarck
IMG_6068.jpg
Strack_Mare-Ytong
Maren Strack
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