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Angel_Dominique-Pièce_supplémentaire_2

Ahram Lee

Ahram Lee, "de l’équateur au pôle nord" (détail), 2011
Dessin à la règle au crayon 4B sur papier Canson
75 x 540 cm

Née en 1980 à Séoul,(Corée du sud)
vit et travaille à Marseille


DE QUOI PARLE-T-ON EXACTEMENT ?

Comment donner une matérialité au signe, tout en fragilisant son inscription matérielle ? On tapera à la machine en ayant préalablement retiré le ruban encreur. Il ne restera alors que la marque du contact entre le papier et la touche de la machine à écrire. Le signifiant devient moins lisible, à la suite de cette très simple opération, sans être absolument illisible. Il reste encore possible de le distinguer, incrusté dans la feuille. La petitesse des caractères et du support n’est pas non plus étrangère à cette situation de difficile lisibilité. La seule manière de déchiffrer vraiment cette minuscule inscription (et pas simplement de la distinguer), c’est de s’approcher et de scruter un à un tous ces minuscules bouts de bristol rectangulaires épinglés au mur, et sur chacun desquels se trouvent inscrit un prénom de femme ou d’homme. Comme si l’intention globale du dispositif était de contraindre le spectateur à rapprocher ses yeux du support. Le jeu avec les seuils de visibilité et de lisibilité (voir d’intelligibilité) occupe la plupart des œuvres de Ahram Lee¹. On peut tout à fait passer à côté des livres qui peuplent son atelier, car, plutôt que d’être installés sur des étagères, on les trouve sur les croisées des fenêtres ou sur les plinthes. Ces livres minuscules (Livres de sable), plus petits qu’une phalange de doigt, sont le résultat d’actions précises et minutieuses: ils ont été découpés d’un bloc dans l’épaisseur d’une revue. L’artiste peut les déposer dans des lieux qui accentuent leur faible visibilité, car lieux (cf. pluriel à l'occurrence précédente) de passage plutôt que d’exposition : une cage d’escalier de la Friche (Marseille) a ainsi pu en accueillir quelques uns. Seule la reconnaissance de l’objet par le spectateur peut alors lui donner un statut. Sa production recèle d’autres livres produits suivant d’autres contraintes, mais que l’exposition n’a pas encore consacrés (travail en cours) : chacune de leurs pages est constituée d’un morceau de papier découpé dans une unique page de magazine. Mais encore une fois, il ne faut pas trop attendre du feuilletage de l’objet, car rien ne nous est donné à lire. Seule l’histoire de production de l’objet peut nous fournir quelques lumières.

Le plus souvent, le travail de Ahram Lee rassemble un foisonnement de petits véhicules : feuilles, pièces de monnaie ou bris de glace. Les uns peuvent venir appuyer les autres : dans une installation ne possédant pas de titre, des fragments de glace « securite » soigneusement éparpillés sur le sol sont reproduits minutieusement sur des feuilles de papier. L’artiste élabore ainsi des configurations spécifiques qui cherchent à valoriser le caractère multiple et éparpillé des véhicules : forêt de noms et labyrinthe de pièces d'un centime posées sur leur tranche, au sol. Le peu d’informations extérieures à l’œuvre dont nous pouvons disposer renforce souvent les difficultés de compréhension. Dans "Prénom des rues" (titre temporaire), chacun des prénoms inscrits sur un bristol pourrait renvoyer à une personne spécifique ou à personne en particulier. L’hypothèse d’une tentative généalogique semble avoir alors autant de pertinence que celle qui ne verrait ici que de simples occurrences de prénom sans référence. Ces dizaines de petits bristols seraient alors une sorte de représentation de l’idée de constellation.

Mais ces prénoms ont en fait été prélevés sur les plaques qui désignent les rues de plusieurs grandes villes françaises. Leur fonction toponymique est totalement désactivée. Tout d’abord, il y a l’abandon du patronyme ; ensuite, une complète absence de marques d’opérations ou d’indices empêche de contextualiser correctement ces prénoms ; enfin, le paratexte (le titre) ne vient guère éclairer les opérations de prélèvement ou leur raison. Les possibilités d’interprétation restent ouvertes. Le spectateur se trouve alors dans une position difficile: les informations supplémentaires que l’on pourrait trouver par un biais ou par un autre font-elles partie de l’œuvre ou sont-elles totalement anecdotiques ? Quelle importance leur accorder ? Cette recherche de l’opacité est quasiment thématisée dans une installation d’atelier (sans titre à ce jour³) composée de boîtes de médicaments disposées sur le sol. L’enveloppe cartonnée constituant les boîtes a été retournée : les logogrammes et tous les caractères écrits sont donc invisibles. Ne restent que les marques et reliefs qui composent l’envers des données écrites en alphabet braille. Selon l’artiste, un autre terme surgirait de ce renversement, comme un nouvel effet de lecture. Trop tard ³ est, elle, une installation composée de plusieurs milliers de pièces de un centime d’euro, posées sur la tranche. Ces véhicules pourraient être compris comme servant à articuler un discours sur les échanges économiques ou le devenir-marchandise des œuvres d’art. Pourtant leur fonction semble se réduire à occuper de l’espace, tout en restant facilement amovible comme la plupart des éléments composant les installations de l’artiste.

Des éléments dispersés et multiples, mais formellement ou fonctionnellement ressemblants peuvent acquérir une intelligibilité au sein d’une collection ordonnée. Mais une collection et un classement ne peuvent devenir intelligibles que si l’on possède les critères qui les régissent. L’installation Tous les mots que je connais nous les révèle explicitement : celle-ci met en scène des fragments de porcelaine sur lesquels sont inscrits à l’émail des mots de la langue française. Titre et véhicule s’articulent alors assez nettement. Ce qui n’est évidemment pas le cas, lorsque l’installation ne possède pas de titre. Toute la difficulté est de combiner principe de collection et valorisation d’un refus de fixer le sens ou les choses⁴. Le dessin semble un moyen privilégié pour négocier cet entre-deux, comme dans la série Tout ce que je jette :l’artiste représente sur une feuille une chose dont elle a enfin décidé de se débarrasser. Le dessin occupe moins d’espace que la chose même, tout en permettant de la conserver. Il devient une manière d’échapper à l’accumulation en privilégiant la représentation à la chose même.

Nicolas Fourgeaud
catalogue ZE#1 Zone d’expérimentation, édition Astérides, 2010

1. On renverra encore à la performance « Prééface», 2008. L’artiste inscrit des termes avec un tampon industriel sur une vitre préalablement passée à l’eau savonneuse. Puis elle souffle sur la vitre, faisant ainsi apparaître pour un bref moment ce qu’elle avait inscrit.
2. C’est une option que l’artiste préfère à la mention sans titre.
3. Montrée à l’occasion de l’exposition «Super sans plomb» à la Villa Arson, 2008.
4. L’héritage d’une certaine littérature blanche semble fortement peser sur le travail de l’artiste

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